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le besoin d’adjurer les lecteurs aux mains desquels tombera ce qu’il appela noblement le fruit de son travail (cura nostra) « de ne pas préférer à des faits certains, et que n’a point altérés l’amour du merveilleux, des inventions romanesques avidement reçues du public. » C’est parce qu’elles sont si populaires que, malgré la méfiance qu’elles lui inspirent et qu’il ne dissimule pas, il n’a pas osé tout à fait les supprimer. Enfin, il est possible que nous retrouvions ici quelque effet de cette indécision d’esprit qui lui est ordinaire entre des informations de nature et d’importance diverses. Cette fois encore, il peut avoir cédé à ce besoin, dont nous parlions tout à l’heure, de dire tout ce qu’il sait ; en sorte que ce scrupule un peu maladroit, qui ne veut rien sacrifier de ce qui est venu à sa connaissance, ne serait au fond qu’une preuve de plus du désir qu’il a de chercher et de dire toute la vérité.

Je crois donc qu’en somme il s’est donné, pour la connaître, plus de mal qu’on ne le suppose, et il me semble que tout ce qui vient d’être dit le prouve suffisamment. Il n’a pas négligé autant qu’on le prétend les documens officiels, et, dans tous les cas, il s’en est plus servi qu’on ne le faisait de son temps. Il a étudié les historiens qui étaient plus rapprochés que lui des événemens qu’il voulait raconter ; et il ne s’en est pas tenu à un seul d’entre eux, comme on voudrait nous le faire croire, mais il les a comparés ensemble. Il a fait parler les survivans des époques antérieures, et quand il n’en restait plus, il a recueilli ce qui s’était conservé de leurs récits dans la mémoire de ceux qui les avaient entendus. C’est bien là, en principe au moins, ce qu’il fallait faire, et ce que nous recommandons à ceux qui écrivent l’histoire. La différence, c’est que d’ordinaire Tacite le fait sans le dire. Aujourd’hui, nous aimons à étaler les précautions que nous prenons pour être bien informés, ou, comme nous disons, bien documentés. Tacite n’a pas toujours ce souci, ou, si l’on veut, cette vanité. Quelquefois pourtant il est moins discret et nous laisse entrevoir la peine qu’il s’est donnée pour ne rien avancer à la légère. Je prends, pour le montrer, un fait qui n’a pas en lui-même une grande importance et sur lequel pourtant il tenait à ne dire que l’exacte vérité. On rapporte qu’Agrippine, qui sentait son fils lui échapper, était prête à tout, même à l’inceste, pour le retenir. C’est un fait si monstrueux que Tacite ne veut l’affirmer que sur la foi de tous les historiens de ce