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créance. » Ces bruits, qu’il désigne sous le nom de fama, rumor, reviennent souvent dans ses récits ; même pour l’époque d’Auguste et de Tibère, quoique plus éloignée, ils n’avaient pas cessé d’être vivans ; ils conservaient assez d’autorité pour s’imposer aux historiens.

Quelquefois Tacite les mentionne simplement, sans qu’on sache s’il les approuve ou s’il les condamne. A propos des petits-enfans d’Auguste, qui périrent si vite et si jeunes, il se contente de dire « que leur fin fut hâtée par les destins ou par le crime de Livie. » Un peu plus loin, lorsque Auguste meurt à son tour, à soixante-dix-sept ans, ce qui paraît expliquer suffisamment qu’il soit mort, il ajoute pourtant : « quelques soupçons tombèrent sur sa femme. » Mais d’ordinaire il est moins indécis. A propos d’un calcul peu honnête qu’on prêtait gratuitement à Tibère, quoiqu’il soit mal disposé pour ce prince, il avoue qu’il a peine à le croire vrai, non crediderim. Dans une autre occasion, où le reproche fait à l’empereur est beaucoup plus grave, il déclare qu’il est tout à fait déraisonnable. Il sait très bien ce qui accrédite les inventions de ce genre, et comment les imaginations, quand elles sont émues par de grands événemens, veulent à toute force les entourer de circonstances extraordinaires. Il tient à mettre ses lecteurs en garde contre la malignité « qui altère les faits les plus réels » et. la crédulité « qui accueille les bruits les moins fondés. »

Mais, s’il s’en méfie, il les rapporte ; et même ils reviennent si souvent dans ses récits qu’ils ont beaucoup contribué à leur donner cette apparence de dénigrement systématique pour l’autorité impériale qu’on leur a reprochée. Pourquoi donc leur a-t-il fait une si grande place ? On a dit que c’était une complaisance qu’il avait pour les gens de son monde, à qui ces malices devaient être fort agréables. Assurément il devait tenir à leur plaire. Un grand écrivain, comme lui, travaille pour le monde entier, mais il y a toujours, quoi qu’il fasse, un petit groupe de lecteurs choisis à qui il s’adresse de préférence et sur lesquels il suit plus directement l’effet de ses livres. Mais ces gens d’esprit n’étaient pas les seuls à qui ces fables faisaient plaisir et qui aimaient à les entendre redire. Elles s’étaient répandues partout, et jusqu’à faire une sorte de concurrence à l’histoire sérieuse. C’est au point que Tacite paraît craindre que la vogue dont elles jouissent ne nuise au succès de ses propres ouvrages. Il éprouve