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Parmi les solutions qu’on a essayé d’en donner, il y en a une plus radicale que les autres et qui, par sa hardiesse même et l’intrépidité d’affirmations avec laquelle on l’a soutenue, a joui d’un assez grand crédit, Elle consiste à dire que les historiens anciens, quand ils abordent un sujet déjà traité, ne s’astreignent pas à recommencer le travail qui a été fait une fois pour toutes, qu’ils ne remontent pas aux sources premières, mais qu’ils se contentent de choisir parmi leurs prédécesseurs celui qui leur convient le mieux, et qu’une fois le choix fait, ils s’attachent à lui, s’assujettissent à le suivre pas à pas, se contentant d’embellir ses récits des agrémens de leur style. Ils affirment que ce procédé n’est pas seulement une mauvaise habitude sur laquelle on fermait les yeux, par indulgence pour des écrivains paresseux, c’est une façon d’agir acceptée de tout le monde, à laquelle il semble presque que l’historien soit tenu de se soumettre, tant elle est entrée dans l’usage : c’est une loi, la loi de Nissen, comme on l’appelle, du nom de celui qui l’a formulée le premier. Cette loi, dont personne n’a dit un mot dans l’antiquité, me laisse fort incrédule. Je remarque qu’elle convient beaucoup moins à Rome qu’ailleurs. Le Romain est compilateur de nature ; quoi qu’il entreprenne, il s’entoure des secours de la science grecque, il lit avec soin tout ce qui a été fait avant lui ; il ne plaint pas sa peine, il prend son bien partout, et, loin de le dissimuler, il tire vanité de ce travail minutieux. Quintilien raconte qu’avant de composer son livre sur l’éducation des orateurs, il a passé deux ans à lire les auteurs qui ont traite le même sujet, et qui, dit-il, sont innombrables. Pline l’Ancien est très fier de nous donner, dans son Histoire naturelle, 20 000 faits importans, « qu’il a tirés de la lecture de près de 2 000 volumes. » Est-il croyable que, pour l’histoire seulement, les Romains aient suivi une autre méthode ? Quelle raison avaient-ils de renoncer à leurs habitudes de travail, et de faire une loi à l’historien seul de se choisir un modèle unique et de ne plus s’en écarter ?

La loi de Nissen a été appliquée à Tacite dans toute sa rigueur : il est entendu qu’il a reproduit exactement l’un des historiens qui l’ont précédé. Sur le nom de cet historien, on discute : les uns veulent que ce soit Cluvius Rufus, d’autres Pline l’Ancien ; mais tous sont d’accord à prétendre que, quel qu’il soit, Tacite s’est absolument asservi à lui, qu’il lui emprunte non seulement les détails du récit, sans y rien changer, mais même