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des Annales, un peu recula la date qu’il avait d’abord fixée, et ne fait plus commencer la décadence qu’à l’avènement de Tibère. C’est donc à partir de cette époque seulement qu’il condamne ceux qui ont écrit des livres d’histoire. Ce qu’il faut remarquer, c’est qu’il ne met entre eux aucune différence. Il s’en trouvait, dans le nombre, dont on parlait avec estime et qui jouissaient d’une certaine renommée ; il ne les traite pas mieux que les autres ; tous sont enveloppés dans la même condamnation.

Que leur reproche-t-il ? La faute la plus grave qu’un historien puisse commettre : ils n’ont pas eu assez de souci de la vérité. « Pendant la vie des méchans princes, ils mentent par peur, le lendemain de leur mort, ils mentent par haine. » Ils passent, selon les événemens, des lâches complaisances aux plus violentes attaques. Ces dernières paraissent à Tacite particulièrement dangereuses, « parce qu’on se méfie des flatteurs, tandis qu’on est disposé à croire ceux qui disent du mal des gens. » Quant à lui, quoiqu’il sache bien « qu’il n’y a rien de plus commode que de se donner par la malignité un faux air d’indépendance, » il promet de se tenir en garde contre elle, et voilà surtout en quoi il compte différer des historiens de l’Empire.

Il est moins aisé de comprendre la raison des éloges qu’il donne à ceux de la République. On les avait longtemps négligés, mais l’opinion commençait alors à leur rendre plus de justice ; la réaction s’était faite contre cette école des modernes dont Aper soutient les principes dans le Dialogue sur les orateurs. Non seulement on avait réhabilité Cicéron, mais on voulait remonter jusqu’à Caton et aux Gracques ; il y avait même des gens qui mettaient Lucilius au-dessus d’Horace et qui lisaient plus volontiers le poème de Lucrèce que celui de Virgile, en attendant qu’on leur préférât à tous les deux les Annales d’Ennius. Je ne crois pas que Tacite approuvât ces exagérations ; nous voyons cependant qu’il faisait un grand cas des anciens historiens de Rome. Ils lui plaisaient par la connaissance qu’ils avaient des affaires publiques, par leur franchise, leur indépendance, leur sincérité. Il est vraisemblable aussi que leur façon simple et rude de s’exprimer ne le choquait pas ; il devait penser d’eux ce que, vers le même temps, Quintilien disait des écrivains de l’époque républicaine : « C’est là qu’il faut aller prendre l’honnêteté et la virilité du langage, puisque, même dans notre style, nous nous sommes laissé séduire par toute sorte de corruption. »