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IV

Or, un des instincts les plus puissans chez l’enfant est précisément l’instinct esthétique. Il a une naturelle tendance à observer et à dessiner, une naturelle répulsion à lire et à écrire. Il observe plus qu’il ne lit ; il dessine plus qu’il n’écrit. On l’en détourne, on l’en reprend et on s’en désole pour son avenir. Le nombre de punitions infligées dans les écoles pendant ce siècle, pour ces tentatives de l’enfant d’objectiver les choses, doit être incalculable. Est-il bien sûr cependant que ce que nous savons le mieux et de plus utile, ce soit des livres que nous le tenions et non de la bouche des hommes ; et que ce que nous pouvons dessiner : un plan, une machine, un graphique, nous ne le rendions pas plus clair à l’entendement des autres que ce que nous ne pouvons que leur décrire ?

Est-il sûr que la connaissance abstraite des choses soit plus profonde que la notion concrète ; que nous nous exprimions plus fortement quand l’auditeur fait un plus grand effort pour nous suivre ; et qu’en un mot nous nous entendions mieux quand on nous entend moins ? — L’exemple de tous les jours nous prouve le contraire. Il nous prouve que la première loi de la pensée est de ne pas prendre un mot pour une idée, ni une idée pour une réalité ; de ne jamais assembler des mots sans savoir quelles idées par là on assemble, ni ses idées sans voir clairement quelles espèces de choses on réunit. Or, si ces choses sont susceptibles d’une représentation graphique, la meilleure façon de les voir et la plus sûre de les retenir, c’est bien de les dessiner. Certes, il est beau que la mémoire d’un archéologue enregistre, par exemple, le mot aryballe pour signifier la forme d’une gourde et qu’elle étiquette du mot lécythe l’image d’un pot à eau. Mais l’image que ce savant archéologue s’en fait ne diffère pas du tout de l’image du pot à eau ou de la gourde, en sorte qu’il a chargé sa mémoire de deux poids inutiles, sans mettre dans son esprit une notion de plus. Quant à déterminer les différences de forme entre la gourde et l’aryballe, entre le lécythe et le pot à eau, ce n’est plus un mot qui y suffirait, il en faudrait dix,… et ils n’existent pas. Au lieu que, seul, un trait, un contour tracé d’une main sûre peut décrire ces différences, c’est-à-dire créer ces notions en les dépouillant de leur logomachie. De même pour une plante.