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autre[1]. » S’il avait réussi, s’il avait amené Victor-Amédée prisonnier dans le camp français, c’eût été singulièrement le pousser à bout, et l’humiliation en aurait été grande pour celle à qui il voulait plaire.

Quant à l’accusation d’avoir romanesquement attaqué Turin par la citadelle, afin de diminuer les chances de succès, elle n’est pas davantage fondée, car il ressort d’une lettre de La Feuillade à son beau-père que le plan lui était imposé par Versailles et par Vendôme. « Je voudrois bien, écrivait-il à Chamillart, estre le maistre d’assiéger la ville de Turin avant la citadelle, mais ce changement ne peut venir que de la Cour. Je n’oserois m’opposer à l’opinion de M. de Vendosme. Faites-y réflexion, je vous en prie. C’est une entreprise bien difficile d’attaquer la citadelle avant la ville. L’honneur de votre gendre y est compromis[2]. » Ce ne fut que plus tard, avec sa légèreté ordinaire, qu’au mépris des sages avis de Vauban, il se rallia au plan obstinément soutenu par Vendôme et qu’il entreprit de le mettre à exécution. La petite scène rapportée par Mlle d’Aumale au bout de quarante-six ans est donc tout à fait invraisemblable.

Pas n’est besoin du reste, pour expliquer le désastre de Turin, d’avoir recours à la trahison. Pour démêler les causes de ce désastre, il suffit de lire les nombreuses relations françaises et étrangères du siège et de la bataille, et surtout de feuilleter au Dépôt de la Guerre les volumineuses dépêches échangées entre Versailles et l’armée[3]. Elles y apparaissent clairement. La Feuillade était présomptueux autant qu’incapable. Il croyait n’avoir pas besoin de Vauban et se vantail de prendre Turin « à, la Cohorn[4]. »

  1. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XIII, p. 7.
  2. Michel Chamillart, par l’abbé Esnault, t. II, p. 28.
  3. Dépôt de la Guerre, 1966 à 1970 et 1975. Parmi les relations nous citerons, du côté français, celle publiée en 1832 par le capitaine Mengin, et, du côté italien, celle du baron Manno, publiée dans le tome XVII des Miscellanea di Storia italiana, suivie du Journal du comte de Dhaun, major général dans l’armée impériale, qui défendit brillamment Turin. Quant aux dépêches, un grand nombre en a été publié par le général Pelet, qui porte sur l’affaire elle-même le jugement suivant : » La correspondance de l’armée et celle de la Cour feront connaître encore plus particulièrement l’erreur d’un préjugé aussi dénué de vraisemblance et qui a fait naître des idées aussi fausses qu’injurieuses sur les sentimens et la conduite d’une princesse qui n’a pu avoir aucune influence sur les opérations militaires, ou pour mieux dire dans les fautes qui ont produit les événemens dont on va faire le récit. » T. VI, p. 278.
  4. Cohorn, on le sait, était un ingénieur. Alsacien d’origine, attaché aux armées Impériales et qui avait pris plusieurs places fortifiées par Vauban, entre autres Namur.