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autant de platitude à la fois et de cynique impudence que ce Salomon Maimon dont Mme Arvède Barine nous a naguère, ici même, fait connaître la singulière et inquiétante figure[1]. Et Mme Barine avait bien raison de nous dire que ce personnage « haïssait la propreté en toutes choses, physique et morale ; » car la correspondance de Kant établit clairement qu’il nous a menti, une fois de plus, en

nous affirmant qu’il avait « amené Kant lui-même à compter avec lui. » Voici, du reste, en deux mots, l’histoire de ses relations avec le philosophe :

Le 17 avril 1789, un médecin de Berlin, Marcus Herz, envoie à Kant un manuscrit de Maimon ; il lui demande de l’examiner, et, s’il le juge digne d’être imprimé, de vouloir bien « le dire au monde, » sous la forme d’une préface ou d’une lettre publique. Or, Kant, pour toute sorte de raisons, tient évidemment à ménager ce Marcus Herz, qu’il sait être un des hommes les plus influens de Berlin. Il lui répond donc qu’il a lu le manuscrit de son protégé, et qu’il en a fort admiré les remarquables qualités de pénétration et de raisonnement ; mais, après avoir insisté sur ces éloges, dont il était prodigue à l’égard de tous ses admirateurs, il ajoute que, à son regret, il ne peut songer à « accompagner d’une recommandation » la publication d’un ouvrage « qui est, en grande partie, dirigé contre lui. » Et, du reste, il engage M. Maimon à publier plutôt un ouvrage plus complet, et où ses qualités s’emploient à la discussion de quelque grand problème, au lieu « d’énoncer simplement une conception personnelle et a priori des lois de la raison. » Après quoi, loin de « compter avec Maimon, » le vieillard se décide à ne plus tenir aucun compte des lettres où celui-ci, infatigablement, lui soumet tantôt des objections, tantôt des projets d’apologies, tantôt de nouvelles demandes d’appui et de recommandation. Vainement Maimon, pour le toucher, s’offre à le débarrasser de ses adversaires en publiant contre eux de venimeux pamphlets ; vainement il lui dénonce la tiédeur d’un de ses disciples, la défection d’un autre. Kant s’obstine à ne pas lui répondre ; et la seule mention qu’il fasse désormais de lui se trouve dans une lettre à Charles-Léonard Reinhold, un de ceux, précisément, que Maimon lui signale comme de faux amis. « J’éprouve, lui dit-il, une difficulté extraordinaire à saisir l’enchaînement de la pensée d’autrui ; et c’est un des motifs pour lesquels je traite de préférence, dans mes articles, des sujets tirés de ma propre doctrine. Je n’arrive pas à comprendre,

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1889.