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méprisables jusqu’à l’éternité ! Je ne sais pas si l’on en doit accuser M. de Beaumont, ou aux MM. les graves personnages qui exercent régulièrement et doctement la magistrature à Genève, ou à quelques maudits et superstitieux prêtres ? Enfin le Roi, notre gracieux maître, l’a invité pour venir jouir un tranquille repos auprès de Berlin, dans un village qui s’appelle Bouchholtz, qui est habité tout à fait de Français… Le Roi l’a faire acheter une petite métairie, où il peut vivre à son aise. Mais il ne se peut pas rendre ici à cette heure, puisque la saison est trop rude pour un homme comme lui, qui s’est accoutumé de faire ses voyages à pied, soit qu’il ne sait plus souffrir aller par voitures, ou au défaut de quoi faire la dépense… Un jeune prince russe, lui faisant visite, fut prié de M. Rousseau de dîner avec lui. Il lui régala de quelques mets, des légumes et des poulets rôtis au gril : même fut-il obligé de manger en compagnie des valets et de la servante de M. Rousseau, de quels M. Rousseau mangeait toujours. Mais, pour profiter de M. Rousseau et de son bel humeur et de ses sages entretiens, il agréa tout sans scrupules profondes… Enfin, il faut que je vous dise aussi que quelques Anglais m’ont informé de quelques anecdotes et particularités de M. Rousseau. Croiriez-vous bien qu’il a été celui qui a fait, en compagnie de M. Amson, le voyage autour du monde ? Certainement. Actuellement vous comprendrez mieux l’endroit, dans sa Julie, d’où il en est l’héros, où il parle d’un voyage par mer qu’il a fait ayant abandonné sa bien-aimée Julie… Mais croiriez-vous bien aussi, mon très estimable et très cher ami, que M. Rousseau a été le plus grand débaucheur dans son adolescence ? Oh ! qu’oui ! Même on m’a assuré qu’il ait été l’homme le plus dépravé, qui s’est souillé de toutes sortes de vices dans sa jeunesse. Pourtant il n’a jamais oublié ses études. Il est d’une complexion vif et pétillant : quant à sa personne, il n’est que petit et bien maigre. En conversation doux et obligeant, hormis sans beaucoup de façons. S’il vient à Berlin, alors, estimable ami, venez le voir, lui parler, et rester ici ! »

Et, bien que la plupart des autres lettres des correspondans de Kant, au contraire de celles-là, soient d’une gravité sentencieuse et morne, elles n’en contiennent pas moins, elles aussi, une part d’humanité assez instructive. Elles nous montrent, par exemple, sous l’influence de quels motifs divers se sont recrutés les premiers Kantiens : motifs très divers, en effet, mais où le véritable enthousiasme philosophique tient, presque toujours, moins déplace que l’intérêt personnel, l’ambition, ou simplement un goût irréfléchi de la nouveauté. Encore aucun des disciples du vieux maître n’apporte-t-il à son kantisme