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toujours mis en lumière la sainteté de son contenu pratique, qui doit constituer à jamais, sous la fluctuation des dogmes, l’essence et le fond de la religion, et qui seul pourra, en tout temps, rendre au christianisme dégénéré sa pureté première. » Comme Descartes, comme Malebranche, comme Leibniz, mais peut-être plus sérieusement encore qu’aucun d’eux, Kant a voulu prêter à Dieu le concours, l’appui de la philosophie : et le principal intérêt philosophique de ses lettres est, je crois, dans l’abondance des preuves [qu’elles nous en fournissent.

Quant à l’image qu’elles nous offrent de sa personne et de son caractère, elle est presque entièrement telle que l’avait, jadis, devinée Michelet. C’est bien, au total, l’image d’une « scolastique vivante, » d’un « être tout à fait abstrait, » d’un de ces « hommes de fer » qui battent l’heure « aux vieilles horloges des villes. » Rien n’intéresse cet homme que ses idées ; et j’ai même vainement cherché, dans les deux gros volumes de ses lettres, la moindre trace de la curiosité qu’on dit que lui ont inspirée les débuts et les progrès de la Révolution française. En 1789 comme en 1793, comme à toutes les années de sa longue vie, il ne s’occupe que d’écrire ses livres ou de les éditer, d’en expliquer l’ensemble ou les détails, de rectifier les analyses qu’on en fait et les jugemens qu’on porte sur eux. Le reste du monde, hommes et choses, n’existe pas pour lui. Qu’un de ses correspondans se plaigne à lui de l’état de ses affaires ou de sa santé, qu’un autre lui expose les théories de Berkeley, ou bien lui soumette une théorie nouvelle : Kant ne voit jamais, dans leurs lettres, que ce qui se rapporte à son propre système. Non qu’il ne soit brave homme, à sa manière, et prêt à obliger ceux qui le prennent pour maître. Mais, dès que, sur un point quelconque, ils se permettent d’avoir un avis différent du sien, aussitôt il leur retire sa faveur et, littéralement, ne les connaît plus. Ainsi, dans ces deux volumes de sa Correspondance, vingt jeunes philosophes défilent tour à tour devant lui, dont chacun est tour à tour son ami, son confident, et puis qui tout à coup disparaît et qu’on ne revoit plus. C’est que l’un, dans un compte rendu, a mêlé quelques réserves à ses complimens ; un autre a osé entreprendre de « compléter » tel ou tel chapitre de la Critique de la Raison pure. Et voici Jean-Godefroy Kiesewetter, l’élève préféré. Celui-là ne se borne pas à prêcher infatigablement la doctrine de Kant ; il se constitue encore son commissionnaire, son correcteur d’épreuves, et pas un mois ne se passe sans qu’il envoie à son maître un sac de raves, ou de tel autre légume dont il le sait friand. Mais il prend la liberté de publier, chez l’éditeur qui vient d’imprimer la