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la Révolution française. La lettre venait d’une jeune fille inconnue, Marie de Herbert, et, avec l’orthographe et le style les plus extravagans, disait au vieux philosophe à peu près ceci :


Grand Kant !

Je t’invoque comme un croyant invoque son Dieu, pour que tu me secoures, ou me consoles, ou me condamnes à mort. Tes argumens, dans tes livres, suffisent pour me renseigner sur la vie future ; et c’est ce qui fait que je recours à toi : mais je n’y ai rien trouvé au sujet de cette vie-ci, absolument rien qui pût compenser pour moi le bien que j’ai perdu. Car j’aimais un objet qui, à mes yeux, contenait tout en lui : je ne vivais que de lui, et tout le reste des choses m’apparaissait comme des linges vides. Or, j’ai offensé cet objet par un long mensonge, que je viens à présent de lui découvrir. Mais il n’y avait là rien de salissant pour mon caractère, car je n’ai jamais eu de vice à cacher dans ma vie. Non, mais le mensonge, par lui seul, a suffi pour que l’amour de mon ami s’éteignît. Étant un homme d’honneur, il ne me refuse pas son amitié fidèle ; mais le sentiment intime qui, sans que nous l’appelions, nous a conduits l’un vers l’autre, ce sentiment n’est plus ! Oh ! mon cœur se brise en mille morceaux ! Si je n’avais lu déjà tant de vos écrits, sûrement j’aurais mis fin à ma vie. Et maintenant mettez-vous à ma place, et donnez-moi une consolation ou une condamnation ! La Métaphysique des Mœurs, je l’ai lue : mais ni elle, ni l’impératif catégorique ne me servent de rien ! Ma raison m’abandonne au moment où j’aurais le plus besoin d’elle. Une réponse, je t’en supplie, ou bien c’est que tu ne sais pas toi-même te conduire d’après l’impératif que tu nous as imposé !

Mon adresse est : Marie de Herbert, à Klagenfurth en Carinthie. Mais vous pouvez aussi m’écrire par l’entremise de Reinhold : je crois que la poste est plus sûre par là.


Cette lettre parvint à Kant dans les premiers jours du mois d’août 1791. Deux ou trois jours après, le philosophe reçut de son collègue Borowski le billet suivant :


Je vous renvoie ci-jointe la lettre extraordinaire de Marie Herbert, que j’ai emportée par distraction dans ma poche, hier soir, tant notre entretien à ce sujet m’avait passionné ! Et, si votre réponse ne devait même servir qu’à consoler un moment le cœur déchiré de votre correspondante, et à la détourner pour quelques jours de l’objet à qui elle s’est enchaînée, vous feriez là, déjà, quelque chose de grand et de bon ! Une personne qui trouve du plaisir à lire vos écrits, qui a en vous une telle force de confiance, une telle foi, mérite votre considération, et que vous tentiez de la tranquilliser.


C’était aussi l’avis de Kant, qui, tout de suite, se mit à méditer la réponse qu’il enverrait à sa correspondante. Mais il méditait lentement,