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que lui vaut l’Empire, elle comprendra qu’il est temps pour elle d’imiter l’exemple de la Suisse... L’épée qu’elle retiendra dans sa main, vouée désormais à l’agriculture et à l’industrie, sera désormais le symbole du respect, du droit et de l’intégrité du sol national. » Le Français que nous n’avons pas besoin d’imaginer, le Français que nous connaissons tous, commencera d’apercevoir, — et ce sera justice, — la patriotique nouveauté du langage de Ferry. Ne dirait-on pas, en effet, que Jules Ferry répond à Jules Favre ? Jules Favre nous voulait modeler sur la Suisse ; Jules Ferry proclame qu’il nous faut autre chose ; et, par sa façon de comprendre et d’oser dire quelle doit être l’attitude et l’allure d’une nation comme la France, il se rapproche de l’âme française[1] à mesure qu’il s’éloigne du vieil esprit républicain.

Ce fut l’honneur de Ferry, — et son crime, aux yeux de plusieurs, — de grouper une majorité de gauche contre les doctrines auxquelles ce vieil esprit s’attardait. Les stratagèmes dont il usa pour dompter ainsi son propre parti sont amusans à observer. Les leçons qu’il adressait à la gauche avaient toujours l’apparence de défis jetés à la droite : en manœuvrier parlementaire accompli, il trouvait le moyen de paraître viser les monarchistes lorsqu’il visait, en réalité, les radicaux. L’inimitié des anciens partis, qui semblaient défier la troisième République de pouvoir rendre à la France quelque prestige, était une bonne fortune pour Ferry : il leur reprochait de proposer à la France « une politique de pot-au-feu » et obtenait de la gauche, par un réquisitoire contre cette prétention des droites, des votes de confiance incompatibles avec la doctrine républicaine.

Si le comte Albert de Mun, proclamant que la politique coloniale était pour la France « un legs du passé et une réserve pour l’avenir, » avait été suivi par les conservateurs, il eût été facile à MM. Clemenceau, Perin et de Lanessan de rallier à gauche, contre la politique coloniale, un contingent bientôt victorieux ; et l’on peut dire, strictement, qu’en présence du vieil

  1. A vrai dire, une partie de cette âme lui échappe : des circonstances confessionnelles empêchaient Ferry de partager cette opinion de Gambetta, d’après laquelle le XVIe siècle, en laissant au catholicisme français la victoire sur la Réforme, avait bien mérité de la France ; et l’œuvre scolaire à laquelle demeure lié le nom de Ferry ne fut autre chose qu’une revanche de l’esprit de la Réforme éconduit trois cents ans auparavant. Mais est-ce un motif d’oublier l’énergie que montra Jules Ferry, par ailleurs, pour perpétuer et accentuer, dans le gouvernement de la France, les droits de la tradition nationale ?