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le ramenait au Canada emportait avec lui un prêtre catholique et un ministre huguenot. — « J’ai veu, dit Champlain, le ministre et notre curé s’entre-battre à coups de poing, sur le différend de la Religion. Je ne sçay pas qui estoit le plus vaillant, et qui donnoit le meilleur coup, mais je sçay très bien que le ministre se plaignoit quelquefois d’avoir esté battu, et vuidoient en ceste façon les points de controverse. Je vous laisse à penser si cela estoit beau à veoir ; les Sauvages estoient tantost d’un costé, tantost de l’autre, et les François, meslez selon leur diverse croyance, disoient pis que pendre de l’une et de l’autre religion. » — Ces théologiens pugnaces continuèrent leur querelle dans les forêts vierges du Nouveau-Monde, moururent en même temps, et les matelots les mirent dans une même fosse, « pour veoir si morts ils demeureroient en paix. » — La Révolution et la contre-révolution ont leurs prêtres et leurs fidèles : beaucoup d’entre eux ne s’accorderont que dans la fosse.

Le regard de M. Bodley est singulièrement perspicace, quand il cherche dans ces haines civiles la première origine du patriotisme révolutionnaire. « Patriotes, » pourquoi les volontaires s’appelaient-ils ainsi ? Parce qu’ils allaient combattre les Autrichiens et les Prussiens de Brunswick ? Cela devint vite une vérité, sans doute ; mais, au début, le titre de patriotes désignait surtout des hommes qui couraient sus aux émigrés, aux Vendéens. Si le premier élan contre l’étranger fut irrésistible, c’est qu’on avait soif d’aller frapper dans ses rangs des concitoyens abhorrés. Les couplets de la Marseillaise attestent la prédominance de ce sentiment. Aujourd’hui encore, en dépit des beaux mots dont nous nous payons, l’éternelle loi de l’histoire ne se prescrit pas : les cœurs sont plus enclins aux fureurs civiles qu’à la détestation de l’étranger. Quand il apparaît sur notre sol envahi, le péril unit les frères ennemis sous le même drapeau : accord éphémère et tardif, accord d’une minute, et de la dernière. Ce n’était pas l’armée prussienne que des Français attaquaient avec une inlassable passion, durant les années menaçantes d’avant 1870 ; et l’on n’a pas oublié certains cris de joie historiques, au lendemain du Quatre-Septembre, qui témoignaient une haine plus implacable à l’adversaire du dedans qu’à celui du dehors. — Ces plaies de la nature humaine sont de tous les temps et de tous les pays ; plus visibles chez nous, élargies et envenimées par notre esprit critique, par notre dogmatisme intransigeant, par