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à la maison. Cette pierre, gravée au nom du capitaine John Brown, tué sous la Révolution, quatre-vingt-trois ans plus tôt, avait été apportée là par le petit-fils de ce patriote qui depuis y avait gravé un autre nom encore, celui d’un de ses fils, « tué à Osawatomie pour avoir adhéré à la cause de la liberté. » Brown ne voulait pas d’autre monument pour lui-même. « Aucun serment, dit le narrateur, ne fut jamais prêté sur cette pierre, mais le matin et à midi les fils partent travailler aux champs, ils passent devant elle, et son appel silencieux retentit dans leur cœur. Aussi, lorsque les aînés ont été sommés par le père de le rejoindre à Harper’s Ferry, n’ont-ils pas hésité, quoique l’un d’eux se fût tout récemment marié. »

L’endroit est sauvage, froid, désolé ; la neige y couvre la terre dès le 1er novembre ; elle ne fond guère qu’au milieu de mai. La ferme produit peu, tout juste de quoi fournir à la famille le pain, les pommes de terre et le mouton. Rien n’est vendu que les quelques toisons de brebis qui peuvent rester, après qu’a été filée la laine nécessaire pour vêtir tant de monde. Pourquoi Brown a-t-il choisi une pareille résidence ? Toujours pour « adhérer à la cause de la liberté. » Il a prévu le conflit inévitable et il a été le préparer dans le Kansas. Où trouver des hommes ? Ses fils d’abord, élevés pour devenir soldats ; en cherchant patiemment il en découvrit d’autres, des esclaves que stimulait le désir de délivrer une femme, des enfans, restés en captivité derrière eux.

La mise en scène est saisissante ; sur le pas de cette porte que nous ouvre Thomas Higginson, nous avons comme lui le cœur serré. Que dira-t-il à ces gens qui peuvent à peine admettre le désastre annoncé, tant est forte leur confiance dans la justice de la cause qu’ils servent ? Il est accueilli par la mère, une créature vaillante et résignée dont Brown a eu treize enfans ; il en avait déjà sept d’un premier lit. Ses brus l’entourent ; une seule a manqué de courage et au moment de l’appel a retenu son mari ; les autres sont veuves.

— Mon mari, dit Mrs Brown, a toujours pensé qu’il était un instrument entre les mains de la Providence. Et je le crois aussi.

Elle approuvait le plan qui pendant vingt années avait été l’objet de toutes ses pensées, de toutes ses prières. Elle-même avait beaucoup prié, demandant qu’il fût tué plutôt que de tomber entre les mains des esclavagistes : — Mais, ajoute magnifiquement