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pour sa femme, cherchant à réconforter la petite malheureuse : « Tu veux bien venir avec moi, n’est-ce pas ? » A quoi, elle répond tout en larmes : « Je veux rester avec maman. » Prétention déraisonnable et d’ailleurs inutile. C’est la simplicité, l’espèce de bonhomie apportée dans toute cette affaire, qui en produit surtout l’horreur. La Case de l’oncle Tom ne renferme rien de plus poignant.


IV

Si le ministère sacré d’Higginson ne fut pas précisément ce que nous entendons par ce mot, il faut saluer en lui néanmoins un ardent missionnaire. Il travailla sans relâche pour la Société de secours aux émigrans, obstinée à coloniser le Kansas malgré les « ruffians de frontière. » On appelait ainsi les esclavagistes de l’autre côté du Missouri qui prétendaient empêcher l’établissement de la liberté sur un immense territoire vide, le Kansas ; très illégalement ils s’efforçaient de leur côté d’y introduire l’esclavage. La querelle devint bientôt sanglante ; les Yankees se portèrent avec ardeur au secours des premiers émigrans sortis du Massachusetts. Ce fut le prélude de la grande guerre, une sorte de répétition générale du drame qui allait suivre. Higginson partit comme agent du comité national au mois de septembre 1836, et ses expériences dans le Kansas furent des plus rudes. Il était là hors de toute loi humaine, au milieu d’une guérilla, désigné comme dangereux, menacé à chaque instant. Tous les étrangers de passage étaient sommés de voter pour les Missouriens, et on ne leur aurait pas demandé sur un autre ton la bourse ou la vie, les colons esclavagistes obtenant par tous les moyens une majorité écrasante, mais frauduleuse. Le sang coula dans les rues de Leavenworth où il allait prêcher la bonne cause.

Pendant son expédition du Kansas il fit connaissance avec le fameux John Brown qui, depuis 1852, préparait son insurrection. Ce fermier virginien avait rêvé de rassembler une armée d’esclaves évadés ou affranchis. Higginson trace de cette figure résolue, maigre et comme usée par l’action d’un feu intérieur, un portrait assez semblable à celui d’un covenantaire de Walter Scott. Tout fanatique que fût Brown, son langage était calme ; chez lui rien de grossier ; il possédait le sentiment religieux intense qui à lui seul est une distinction. Ses hommes étaient