Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/614

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

paraissait impossible que la coalition, frappée de ce coup, résistât plus longtemps à poser les armes, et, à la faveur de cette paix aperçue au travers des lauriers, il semblait qu’un avenir de bonheur illimité s’ouvrait. Ce repos dans la gloire, ce suprême bien-être, on les devrait au Consul, et son nom était sur toutes les lèvres, et on le répétait « avec attendrissement. » Comme cette émotion puissante et joyeuse va se propager au loin, comme un même transport d’admiration et de reconnaissance va soulever la presque-unanimité des communes de France, on peut dire que ce jour marque, dans l’ascension de Bonaparte, le progrès décisif.

Sur cet effet de Marengo, sur cette formidable répercussion à l’intérieur, tous les témoignages contemporains s’accordent. Partisans et adversaires du Consulat, amis ardens ou tièdes, les fanatiques, les sages, les sceptiques, les douteux, les mortels ennemis, tous se sentent en présence d’un événement capital ; ils reconnaissent en Marengo plus qu’une bataille perdue d’abord et regagnée, plus qu’un grand fait d’armes : la consécration d’un régime. Hyde de Neuville, l’acharné royaliste, s’incline devant les conséquences « incalculables » de l’événement : « c’était le baptême de la puissance personnelle de Napoléon : le pouvoir qu’il tenait entre ses mains s’incorporait à lui-même et désormais il était certain qu’il faudrait traverser la phase de sa domination sous une forme ou sous une autre[1]. » Miot de Mélito, observateur assez froid, écrit : « Jamais l’orgueil national n’avait été plus flatté, jamais plus d’espérance de bonheur n’avait pénétré dans les âmes… Pendant deux jours, Paris fut exactement dans l’ivresse[2]. » Cambacérès s’exalte : « Jamais l’élan national ne se manifesta mieux qu’à cette glorieuse époque[3]. » Ce coup d’enthousiasme met pour longtemps le pouvoir de Bonaparte hors de conteste, l’établit et le fonde ; après le plébiscite de l’hiver, après ce vote traînant qui a été surtout l’abdication de la France aux mains d’un homme, c’est aujourd’hui le grand plébiscite par acclamation.

  1. Mémoires, II, 328.
  2. Mémoires, I, 258.
  3. Éclaircissemens inédits.