Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/613

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les plus gaies. Dans la grande rue Antoine, un citoyen lisait le bulletin tout haut ; au récit des merveilles opérées à l’armée d’Italie, un assistant s’écrie : Quelle est brave, l’armée de réserve ! — Sacrebleu, reprit un autre, ça n’est pas étonnant ; quand le bourgeois est dans la boutique, il faut bien que les ouvriers travaillent. Dans les faubourgs, on a été frappé de la franchise avec laquelle on a parlé du nombre d’hommes que nous avons perdus ou qui ont été faits prisonniers : « Ça n’est plus comme autrefois, disait-on dans la rue Victor, au moins, à présent, nous savons tout. Les cabarets ont été pleins jusqu’à onze heures du soir, et il ne s’y est pas bu un verre de vin qui ne fût pour la République, le Premier Consul et les armées[1]. »

Dans toute la ville, c’est au même moment « une ivresse, un enchantement général[2] ; « les endroits publics et les promenades regorgeant de monde, des réjouissances, des célébrations improvisées ; concert aux Tuileries, couplets de circonstance chantés sur les théâtres, et l’illumination générale et spontanée, qui a fait défaut au lendemain de Brumaire, aujourd’hui resplendit. Il n’est rue si humble, si pauvre recoin de la cité qui ne s’éclaire et ne se parsème de feux.

Cambacérès constatait que, « depuis neuf ans, c’était la première réjouissance publique spontanée ; toutes les autres avaient porté une empreinte de contrainte ou d’indifférence[3]. » Pour retrouver pareil entrain, pareil élan, il eût fallu remonter à l’inoubliable journée de la Fédération. Alors, notre nationalité avait pris conscience d’elle-même, et tous les Français restés en France avaient cru sentir en eux une même âme. Aujourd’hui encore, un ravissement commun réunit toutes les classes et paraît les confondre ; ce sentiment est double ; c’est une fierté doublée d’une espérance. Depuis bien des années, les Français aspiraient à la paix d’un désir obstiné et douloureux, mais le patriotisme persistant malgré tout souhaitait que cette paix fût glorieuse, confirmative des conquêtes ; par une contradiction bien française, personne ne voulait plus de la guerre et tout le monde désirait la victoire. Or, Marengo, c’est la victoire ; c’est aussi la paix. Ainsi du moins l’interprétait le plus grand nombre, car il

  1. Rapport de police du 3 messidor, inscrit par erreur sous la date du 3 prairial. Archives nationales, AF, IV, 1329.
  2. Rapport du 2 messidor.
  3. Eclaircissemens inédits.