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d’Annibal. En minces colonnes, l’armée s’enfonçait dans les gorges du Saint-Bernard, dans l’abrupt et montant couloir qui la conduirait aux vallées du Piémont ; par les sentiers à peine praticables, sous les avalanches et les rafales, elle s’efforçait, souffrait, peinait, trébuchait parfois et se rebutait ; les régimens qui avaient dépassé le col se heurtaient au fort de Bard, misérable obstacle qui bouchait l’accès.

Établi au pied des Alpes, se préparant lui-même à passer, Bonaparte active le mouvement ; il espère tout surmonter par un effort de préparation méthodique et de volonté ardente. Il se sent néanmoins dans une passe critique, ténébreuse, au bout de laquelle il n’aperçoit pas nettement le point de lumière, et, dans la partie qu’il hasarde, la France plus encore que l’Italie est l’enjeu. Les nouvelles des autres armées ne sont pas toujours satisfaisantes ; sur la côte de la Méditerranée, Suchet recule, les Autrichiens occupent Nice et entament le territoire républicain. Un courrier annonce la capitulation de Kléber, l’Egypte perdue. Ces revers, les à-coups de la marche à travers les Alpes, peuvent retentir fâcheusement à Paris et en France. L’heure est propice aux défaillances, aux infidélités ; Bonaparte le sait, et, quand on le croirait tout entier à son rôle de conducteur d’armée, à son incessant travail militaire, il regarde constamment derrière lui, vers les hommes qui ont mission de lui garder Paris.

Avec ce mélange de rouerie et de grandeur que nul ne posséda au même degré, il les cajole tous et les stimule, pique leur amour-propre, entretient leur zèle, affecte envers chacun d’eux une particulière confiance ; il tâche de retenir les dévouemens et de raviver les énergies. Il écrit affectueusement aux Consuls : « J’espère dans quinze jours être de retour à Paris. Au reste, recevez mes félicitations sur la tranquillité de Paris[1]. » A Mortier, qui a succédé à Lefebvre dans le commandement de la 17e division militaire : « Grâce à votre activité et à votre surveillance, je suis tranquille sur Paris[2]. » Il s’intéresse à la santé de tout le monde, à celle de Talleyrand, à celle de Lebrun ; Talleyrand a été malade : « Je désire fort apprendre que vous êtes parfaitement rétabli et que vous êtes débarrassé de vos vilains médecins… J’ai appris avec bien du plaisir que vous étiez

  1. Corresp., VI, 4834.
  2. Ibid., 4839.