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idées qui s’y sont profondément enfoncées : la première est que la prospérité des provinces industrielles est faite en partie au détriment des provinces agricoles ; et la seconde, que les canaux dont l’Empereur poursuit la réalisation, utiles sans doute aux industriels de l’Ouest, ouvriront à l’invasion des produits du dehors les marchés de l’Est qui en sont déjà trop encombrés. Ces canaux apporteraient la fortune aux autres ; mais, à eux, ils apporteraient la ruine, et leur ruine serait celle de l’État, privé bientôt de ses forces morales, plus indispensables mille fois que les richesses matérielles, mobiles, fugitives, dont la Prusse a pu se passer jusqu’à ce jour : ce n’est pas là qu’elle a trouvé le secret de sa grandeur.

On comprend, d’après cela, le caractère de l’opposition que font les agrariens à la construction des canaux si chers à l’Empereur. Ils ne veulent pas en entendre parler. En ce moment surtout, l’agriculture souffre ; — mais ne dit-on pas qu’elle souffre toujours ? — Ce qu’il lui faut, ce sont de sérieux tarifs protecteurs, et non pas des voies de pénétration largement ouvertes à l’étranger. Les agrariens prussiens ne se contentent pas de gémir, ils agissent. Ils ont fondé depuis huit ans une Ligue agraire, Bund der Landwirthe, qui réunit aujourd’hui plus de deux cent mille adhérens, qui a de l’argent, qui publie les livres et des journaux, qui fait des conférences, et qui affiche la prétention d’exercer une influence prépondérante sur le gouvernement et sur les électeurs. Elle s’est fondée avec cette intention avouée, et elle l’a en partie réalisée. Il faut compter avec elle, non seulement à cause des intérêts qu’elle représente, mais parce qu’elle est une puissance politique et électorale qui sert de contrepoids à celle des socialistes. Les socialistes et les agrariens sont peut-être en ce moment les deux partis les mieux organisés en Prusse et en Allemagne. Aussi l’Empereur, quelque irrité qu’il puisse être de leur opposition, ménage-t-il les agrariens et ne veut-il pas rompre avec eux, d’autant plus qu’il partage sur plus d’un point le sentiment qu’ils ont eux-mêmes de leur importance politique et sociale. Mais les hommes de ce genre sont peu maniables : s’ils respectent profondément et sincèrement le droit divin de l’Empereur, ils ne sont pas éloignés de croire que le leur n’est pas de qualité moindre, et ils exigent qu’on le respecte aussi. Voilà les gens avec lesquels le gouvernement prussien s’est trouvé aux prises au Landtag : cette assemblée est leur forteresse. Le problème qu’avait à résoudre M. de Bulow était donc délicat et difficile ; cependant il n’a pas désespéré d’y réussir.

Il a cru qu’à force d’application, de soins et de diplomatie, il pourrait