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la même pureté. Elle la garde, plus admirablement encore, dans de courts poèmes publiés en appendice au Troisième chant des Aïeux. Et, bien que le Livre du Pèlerinage polonais soit écrit en prose, c’est aussi, sous l’apparence d’un pamphlet, un grand poème religieux, l’œuvre la plus lyrique, peut-être, que nous ait laissée Mickiewicz. Elle abonde en prières, en visions, en paraboles, en invocations touchantes et superbes. Évidemment inspirée des Paroles d’un Croyant, c’est assez de la placer en regard du livre de Lamennais pour sentir aussitôt toute la différence d’une âme de raisonneur et d’une âme de poète.

Ce poème en prose de Mickiewicz devait être, du reste, le dernier chant de son romantisme. Non que je prétende contester la valeur de Monsieur Thadée, qu’il écrivit à Paris les années suivantes, et que longtemps ses compatriotes ont tenu pour son chef-d’œuvre. Il a mis à cette épopée bourgeoise tout son talent de peintre et de psychologue, y joignant même une grâce enjouée et familière dont aucun de ses précédens ouvrages ne donnait l’idée. Son Monsieur Thadée mérite certainement d’aller de pair avec Hermann et Dorothée, avec Jocelyn, avec les plus parfaites productions d’un genre qui avait sa raison d’être et sa part de beauté. Mais la grande âme du poète romantique ne s’y retrouve plus, soit que l’élan prophétique des Aïeux' ou du Livre des Pèlerins l’ait à jamais brisée, ou que plutôt, depuis lors, elle ait refoulé au dedans d’elle-même le feu vivant de rêves et de mélodies dont elle était pleine : car tous les auditeurs du cours de Mickiewicz s’accordent à raconter que, certains jours, sa voix avait une intensité d’accent presque surnaturelle, et qu’on voyait des flammes jaillir de ses yeux.


T. DE WYZEWA.