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De génération en génération, elle se transmet toujours le singulier héritage d’un ennemi héréditaire. Il faut qu’elle soit sans cesse sur sa muraille, l’arme au poing, et quelle veille. D’où la nécessité extérieure, non moins forte que la destinée intérieure, d’une discipline, d’une autorité centrale. La capitale, Paris, c’est, pour la France, la tente du centurion, au milieu du camp, avec les enseignes des légions et les faisceaux des licteurs.

Oui, il y a destinée, il y a loi, il y a tradition, il y a pli pris, il y a fait nécessaire et fait accompli. Mais Paris rend-il à la France tout ce qu’il lui prend ? L’herbager est descendu de sa montagne ou a quitté ses marais ; le vigneron hésite et se demande s’il laissera sa vigne ; le valet de ferme abandonne sa charrue au milieu du sillon ; l’agglomération urbaine, l’œil tourné vers Paris, attend l’exemple et l’ordre. Tout le monde obéit, même si c’est l’anarchie qui commande là-bas. Paris reçoit tout ; paye-t-il ? Problème posé depuis des siècles et auquel Paris, insaisissable Protée, fait des réponses partielles, spécieuses et contradictoires. Il prend l’herbager, le fermier, le fils du bourg, de la bourgade et de la ville et, de tout cela, il fait un nouveau Français, le Parisien. Le provincial urbain est lent et grave : il est intéressé ; la vie, pour lui, est uniforme, partagée entre le travail journalier et le repos vide et stérile. Il est à mi-côte, plus près de la terre et plus sensé d’ordinaire que le Parisien, plus débrouillé que le paysan ; mais enclin à copier les exemples qui viennent du centre en les exagérant, peu sûr de lui-même et de son propre jugement, le plus souvent entravé par une vanité assez superficielle et par la tyrannie du qu’en-dira-t-on. Le paysan, lui, est immobile, tenace, avare, d’idée extrêmement courte, écrasé sous le poids de la nature et figé dans la tradition qui l’incruste et le conserve ; sa vie est penchée sur la glèbe. S’il a une certaine jovialité du dimanche, le souci de l’existence et la méfiance l’arrêtent souvent sur ses lèvres et la retiennent au coin de son œil ironique. En somme, parmi les qualités françaises, celles qui dominent chez l’urbain et le paysan, ce sont les plus solides, mais les moins brillantes : la prudence et l’esprit d’épargne.

Ces provinciaux sont trente-cinq millions. En face d’eux, trois millions de Parisiens les contre-balancent aisément. Et le monde juge la France, qu’il ne connaît pas, d’après le Parisien qu’il croit connaître.