Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/352

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la troupe, hussards, guides de Bonaparte, grenadiers à cheval, chasseurs, dragons, tous ces fiers hommes en qui semblait se concentrer la virilité de la République. Mais le peuple ne voyait que Bonaparte : au fond de l’impérial carrosse, son profil anguleux, son air sérieux et pensif, son regard de feu, sous le léger bicorne de ville, et son grand habit rouge, tout rouge, où brillait de l’or. Bonaparte put constater en ce jour le progrès de l’assentiment national ; il fut acclamé comme il ne l’avait encore jamais été. Cependant, des observateurs malveillans remarquèrent que toutes les têtes ne se découvraient pas sur le passage du cortège ; des royalistes indignés de cette parodie, des Jacobins, protestaient par leur attitude. Selon leur couleur, les journaux différeraient d’avis sur le point de savoir quel cri avait dominé : Vive la République ! ou bien : Vive Bonaparte !

Quand on eut passé le Pont-Royal, l’enthousiasme redoubla. Sur la place du Carrousel et dans la cour des Tuileries, le cortège s’épanouit en une nappe d’acier et de couleurs voyantes ; les grenadiers à pied de la garde consulaire, l’infanterie de ligne, avaient déjà pris position. Tandis que Cambacérès et Lebrun entraient au château, Bonaparte monta sur l’un de ses chevaux de bataille, et se détachant en tête d’un glorieux état-major, le rouge Consul passa la première de ces revues qui allaient devenir les fêtes périodiques de Paris. L’ovation continuait, grandissait ; autour des troupes, aux fenêtres des maisons donnant sur la place, à tous les étages, sur les combles, des milliers de curieux s’étaient entassés, s’exaltaient au bruit des musiques, à l’aspect martial des régimens, et l’acclamation se prolongeait interminable. On apercevait dans le lointain, au balcon du château, les membres civils du gouvernement, et la citoyenne Bonaparte, à laquelle nul rang n’était encore assigné, s’était placée en simple spectatrice, dans un groupe de femmes coiffées à la grecque, à l’une des fenêtres de l’appartement occupé par le consul Lebrun. Le temps était très beau, le ciel souriant ; une douceur presque printanière s’épandait dans l’air, succédant aux rigueurs de nivôse, et les cœurs s’ouvraient à de plus longs espoirs. Bonaparte examina minutieusement et fit évoluer les troupes, qui défilèrent ensuite, et quand passèrent devant lui les drapeaux des 96°, 30e et 43e demi-brigades, noircis de poudre, déchiquetés par les projectiles, on remarqua qu’il se découvrait ; inaugurant un beau geste, il saluait ces drapeaux blessés.