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incertitude sur le choix des futurs fonctionnaires départementaux et communaux, persistance de la guerre étrangère, l’Angleterre et l’Autriche toujours intraitables, l’approche d’une nouvelle campagne qui va encore une fois remettre tout en question ! Néanmoins, on a l’impression d’une grande et réconfortante nouveauté ; on se sent protégé, on se sent gouverné. La satisfaction qui en résulte s’exprime par des mots qui font fortune, par des propos caractéristiques. Au théâtre, le public fait répéter chaque soir ces vers d’une pièce :


Toujours une vaste machine
Périt par un faible timon.


Cette phrase court : A présent, les partis rampent, les hommes marchent, et le gouvernement… gouverne.

L’activité de Bonaparte étonnait surtout et semblait tenir du prodige. On ne le voyait guère en public, sauf aux séances solennelles de l’Institut, qu’il suivait régulièrement, vêtu d’un costume civil très simple, sans aucune marque distinctive ; mais les gens qui l’approchaient, ses familiers, ses collaborateurs, assuraient qu’il travaillait dix-huit heures par jour. Qu’était donc cet homme supérieur aux besoins et aux défaillances de l’humanité, mangeant peu, dormant à peine, d’un esprit toujours libre et dispos dans un corps émacié ; cet homme qui se trouvait tout connaître par intuition géniale et s’appliquait cependant à tout approfondir ? On ne lisait pas en vain dans les journaux : « Jamais chef d’État n’a autant gouverné par lui-même. » On le savait sans cesse occupé, dans son Conseil d’Etat, à préparer des lois fortes, celles qui donneraient à la France des administrations locales, un système de finances, une justice, celles qui allaient clore la liste des émigrés, briser cette machine à faire des proscrits et assurer définitivement la sécurité des personnes. Décidément, le « héros » est législateur, administrateur, financier, organisateur de premier ordre, et il n’est pas un seul instant qui ne soit consacré par lui à refaire la chose publique dans toutes ses parties ; ce qu’il veut être, il l’a dit lui-même : « le reconstructeur d’une nation[1]. » Puisque, d’un coup d’œil infaillible, il embrasse l’ensemble et pénètre les plus minimes détails, il doit connaître les besoins de toutes les classes, même les plus

  1. Correspondance de Napoléon, VI, 4474.