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vains parleurs, elle prétendait découvrir une plus redoutable puissance, l’homme qui s’était fait du silence une force, le patient tisseur d’intrigues, l’invisible moteur, Sieyès le taciturne. Sans le nommer, elle le désignait, et, derrière Sieyès, quelques-uns croyaient apercevoir la faction d’Orléans, poussant toujours au désordre pour en profiter et pocher en eau trouble. Parmi les journaux royalistes, c’était une furieuse levée de boucliers. L’occasion leur paraissait bonne pour s’acharner sur les hommes de la Révolution. Ils adjuraient Bonaparte d’en finir avec ce résidu, de le balayer. Ils lui proposaient en exemple Cromwell, qui s’était débarrassé du Parlement croupion en le faisant disperser « comme une vile canaille. » Aujourd’hui, à propos d’une apostrophe injurieuse et d’un discours trop éloquent, c’était un appel au coup de force, à l’acte brutal, une incitation à recommencer la journée de Saint-Cloud.

Bonaparte laissait dire, laissait hurler. Mme de Staël elle-même a dit de lui : « Cet homme si impatient au fond de lui-même a le talent de rester immobile quand il le faut[1]. » Il ne bougeait pas. Sans doute, à l’approcher de près, il était facile de surprendre une contraction de son visage, un pli de colère sur son front, un frémissement de rage contre les hommes qui s’essayaient à contrarier son despotisme en marche, en même temps qu’ils retardaient la réfection de la France. Cependant, il se contient encore, sait rester maître de soi, ne se permet aucun éclat public ; les coups qu’il porte demeurent tout intimes, prudemment calculés, et il frappe en sourdine.

Contre Mme de Staël, on parlait de mesures extrêmes ; étrangère, elle dépendait du gouvernement, qui pouvait par simple arrêté l’expulser de France, et la malheureuse femme tremblait, car elle ne voyait en dehors de Paris qu’endroit de bannissement et de langueur, « plus que le tombeau[2]. » Mais Bonaparte n’en est pas encore là ; tout au plus fait-il donner avis à Mme de Staël de se retirer pour quelques jours dans sa maison de Saint-Ouen, aux portes de Paris, et va-t-il jusqu’à la déporter dans la banlieue. Il sait d’ailleurs le moyen, où qu’elle soit, de la tenir en lieu de pénitence et d’exil. Pour prolonger le vide qui s’est fait autour d’elle, il n’a qu’un mot à dire : il le dit, et, à l’exception

  1. Dix ans d’exil, p. 15.
  2. Parûtes citées dans une réponse de Necker à sa fille, 28 janvier 1800. Archives de Coppet.