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avaient chaleureusement adhéré à la constitution de frimaire, d’abord parce qu’elle sauvegardait leur situation personnelle, et aussi parce qu’elle leur paraissait réserver, par l’institution du Tribunal, les droits de la parole ; elle créait, pensaient-ils, une république à l’usage de l’élite intellectuelle et érigeait les assemblées, issues désormais d’une sélection compliquée, en académies légiférantes. Et pourtant le père de Mme de Staël, M. Necker, retiré en Suisse, avait essayé de jeter sur cet enthousiasme quelques grains de son bon sens genevois ; il croyait à la nécessité de Bonaparte, admirait « ses prodigieuses facultés, » mais il comprenait que la constitution, dépourvue de garanties réelles, tournerait fatalement au profit du despotisme : « Et vous êtes tous dans l’enchantement, écrivait-il à sa fille ; je vous félicite non pas de tant d’esprit, mais de tant de bonheur. » Il ajoutait dans une autre lettre, avec une bonhomie un peu narquoise : « Vive la République ! Est-ce toujours ainsi que l’on dit[1] ? »

L’erreur des hommes d’esprit et de talent dont Mme de Staël vivait entourée était de confondre la liberté politique avec ce qui n’en est que l’une des formes. Peu leur importait que le régime nouveau ne fût pas véritablement représentatif, pourvu qu’il restât à certains égards parlementaire. Ils jugeaient que la France serait libre tant qu’elle aurait un gouvernement sous lequel on pourrait parler, tant qu’elle posséderait des assemblées où eux-mêmes trouveraient place, tant qu’il y aurait des triomphes oratoires, des luttes et des exploits de tribune. Mais voici que le projet de loi réglant les rapports des pouvoirs, tel qu’il était soumis au Tribunal, tendait manifestement à étrangler les discussions ; il obligeait le Tribunal à se prononcer sous deux jours sur tout projet émané de l’initiative gouvernementale, permettait bien au Corps législatif de proroger en certains cas le délai, sur demande des tribuns, mais réservait au Conseil d’État le droit d’en fixer finalement le terme ; il portait en tout la marque d’un esprit autoritaire et expéditif.

Contre ce projet, Benjamin Constant prépara un discours très vif ; seulement, cette harangue de révolte, qui déplairait au Consul, risquait de couper en deux la société de Mme de Staël et de dépeupler en partie son salon, chose bien grave. Le 15 nivôse, jour de la discussion, avant d’aller au Tribunal, Benjamin

  1. Archives de Coppet, lettres de Necker à Mme de Staël, 16 et 14 décembre 1799.