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tranquilles s’alarmait un peu de ce voisinage de guerre civile. Les avant-postes de la chouannerie normande étaient à moins de trente lieues : on les disait plus près, on croyait parfois les voir dans la forêt de Saint-Germain. Des bandes d’insurgés tenaient la basse Seine, interceptaient les convois de vivres remontant le fleuve et gênaient l’approvisionnement de Paris.

Par surcroît d’embarras, l’hiver s’annonçait très dur. Le thermomètre tombé brusquement à dix degrés au-dessous de zéro, la gelée s’établissant, la Seine prise, augmentaient la détresse des classes pauvres. Dans le faubourg Antoine, dans le faubourg froid et noir, l’ouvrier traînait sa misère, trouvait plus difficilement à se nourrir. Les moulins à farine établis sur les rivières, pris dans les glaces, cessaient de fonctionner ; le prix du pain et des autres denrées renchérissait, et des menaces de disette se levaient à l’horizon. Bonaparte se préoccupait de ces symptômes, à l’heure où la réunion des assemblées pouvait le remettre aux prises avec quelques effervescences parlementaires. En l’an III, quand il commandait l’armée de l’intérieur, il avait vu les émeutes de la faim, les atroces émeutes de germinal et de prairial ; il savait que le besoin physique et la souffrance, plus que la passion politique, suscitent les grands troubles, en mettant les désespérés au service des factieux.

Afin d’assurer l’immobilité des masses, il tâchait de pourvoir à leur subsistance. L’approvisionnement des boulangeries, des halles et marchés, le maintien des prix à un taux modéré, restaient l’objet de soins constans. Le gouvernement essaya de donner l’impulsion à la charité privée ; le nouveau ministre de l’Intérieur, Lucien Bonaparte, ouvrit avec fracas une souscription en faveur des indigens, les noms des donateurs devant être portés au Bulletin des lois et proposés à la reconnaissance publique ; c’était appeler la vanité au secours de la philanthropie. Le gouvernement fit plus et n’hésita pas à ouvrir des ateliers nationaux. La construction de deux ponts fut annoncée ; l’un devait s’établir en face du Jardin des Plantes ; la victoire le baptiserait plus tard et le nommerait pont d’Austerlitz ; l’autre relierait la cité à l’île Saint-Louis, appelée alors l’île de la Paternité. En attendait que ces grands travaux pussent commencer, l’État se faisait dès à présent embaucheur et chef de chantier. Par arrêté du 18 nivôse, le ministère de l’Intérieur avait été invité à occuper comme il pourrait trois mille bras. Au bruit de cet