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sur un soulèvement des armées ; les soldats qu’il avait comblés de faveurs lui étaient entièrement dévoués. Les provinces, qu’il administrait fort bien, comme on vient de le dire, n’avaient aucune raison de lui être contraires. Le peuple lui savait gré des belles fêtes qu’il ne cessait de lui donner, des courses de chars dans le cirque, des combats d’hommes et de femmes, le jour et la nuit, dans l’amphithéâtre. Quant à l’aristocratie, assurément elle le détestait[1], mais elle était trop épuisée, trop décimée, trop peureuse, pour former jamais une grande conspiration contre lui, comme celle de Pison, sous Néron. Ce furent ses amis qui accomplirent ce que ses ennemis n’osaient pas entreprendre. Sa femme, dont il était follement épris, quoiqu’il sût qu’elle le trompait, qu’il avait une fois renvoyée, puis reprise, et qui redoutait quelque retour de colère, s’unit à quelques-uns de ses affranchis, qui, tout-puissans un jour, n’étaient pas sûrs d’être en vie le lendemain, et, un matin du mois de septembre 96, ils le firent assassiner dans sa chambre.


VII

Domitien mort, les choses reprirent leur ancien cours. Les honnêtes gens cessèrent de se tenir dans l’ombre, les langues se délièrent, le Sénat redevint agité et vivant, quelquefois même un peu plus que le nouvel empereur, Nerva, ne l’aurait souhaité. Ceux qui avaient été arrêtés dans leur carrière rentrèrent dans le rang ; les honneurs publics, qu’on réservait pour les moins scrupuleux, furent rendus aux plus dignes. Tacite fut consul dès l’année suivante, aussitôt que ce fut possible, et il eut l’occasion de prononcer en cette qualité l’éloge d’un grand personnage, Verginius Rufus, qui venait de mourir à quatre-vingt-trois ans. Deux ans après, le Sénat le chargea, de concert avec son ami Pline le Jeune, de poursuivre un proconsul malhonnête qui vendait des lettres de cachet, comme on faisait sous Louis XV, et l’on nous dit, à ce propos, qu’il avait conservé toute son éloquence. Quant à ses dernières années, elles nous échappent.

  1. Voici une anecdote qui montre à quel point Domitien en était haï. Pline le Jeune raconte qu’étant allé voir un personnage important, nommé Corellius Rufus, il l’avait trouvé souffrant cruellement de la goutte. « Pourquoi croyez-vous, lui dit Corellius, que je me résigne à supporter ces douleurs intolérables ? Je m’en serais délivré par la mort, si je ne voulais survivre à ce brigand, ne fût-ce qu’un jour. » En effet, quand Domitien eut été tué, Corellius se laissa mourir de faim.