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dans les trois années qui suivirent, il ne fut nommé consul. Évidemment, il n’était pas dans les bonnes grâces du maître. Faut-il croire qu’il lui était suspect par son talent, ou lui reprochait-on d’être le gendre d’Agricola ? Dans tous les cas, il dut voir à quel péril il était exposé et prit le parti de se faire oublier. « C’était, dit Pline, ce que pouvait souhaiter de mieux un honnête homme. » Il n’y avait pas d’autre salut pour lui.

Mais, si, de cette manière. Tacite évita la mort, que de tristesses, que de hontes ne fut-il pas forcé de subir ! Un ancien préteur, comme lui, ne pouvait se dispenser d’aller au Sénat : Thraséa avait payé de sa vie le crime d’être resté chez lui le jour où l’on félicitait Néron d’avoir tué sa mère. Cet exemple avertissait Tacite de ne pas manquer aux séances. Il fut donc témoin des tragédies horribles qui s’y passèrent pendant trois ans. Ce n’est pas assez de dire qu’il en fut témoin, il y joua sans doute aussi son rôle. Il prit sa part des flatteries ridicules dont on accablait le prince, il vota avec acclamation les monumens qu’on élevait en son honneur, les titres qu’on lui décernait. Ce qui est plus triste encore, c’est qu’il condamna sans protester tous ceux dont on voulait se défaire ; il le dit clairement à la fin de l’Agricola. C’étaient des gens honorables, quelquefois de grands personnages, qu’on connaissait, qu’on estimait, qu’on aimait, et dont tous les sénateurs partageaient les sentimens. Domitien tenait à les traduire devant leurs amis, presque leurs complices il voulait rejeter l’odieux de leur condamnation sur d’autres. « Je verrai bien, disait-il aux sénateurs, le jour du jugement, si vous avez quelque affection pour moi. » Puis, pendant toute la délibération, il regardait les juges, tenant note de leurs moindres défaillances, de la pâleur qui se trahissait sur leurs visages, des soupirs qu’ils ne pouvaient pas étouffer. Ces malheureux, qui se sentaient sous cet œil impitoyable, perdaient toute mesure. De juges ils se faisaient bourreaux. Ils portaient la main sur l’accusé, et il fallait que l’empereur intervînt pour les empêcher de le mettre en pièces. Tacite ne pouvait se rappeler sans frémir ces scènes effroyables. « Nos ancêtres, dit-il, ont connu l’extrême liberté ; nous avons, nous, connu l’extrême servitude. »

Ce qui ajoutait à la tristesse de la situation, c’est qu’elle semblait sans issue, et qu’il était impossible de voir d’où viendrait la délivrance. Domitien n’avait pas plus de quarante ans, il était dans la force de l’âge et de la santé. On ne pouvait pas compter