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le régime de la propriété, la constitution de la famille. Il descend même à de très petits détails et demande comment leurs maisons sont faites, de quels alimens ils se nourrissent, ce que c’est que la bière, quelle est la monnaie qu’ils acceptent le plus volontiers dans les échanges, etc. Nous sommes en pleine et minutieuse réalité. Si l’on excepte deux ou trois phrases un peu maniérées et brillantées, quelques expressions qui paraissent trop poétiques pour le sujet, la rhétorique est tout à fait absente de la Germanie. On n’y trouve pas de ces prologues et de ces péroraisons à grand effet, qui étaient alors fort à la mode, et dont Tacite ne s’est pas abstenu ailleurs ; il entre brusquement en matière et s’arrête quand il n’a plus rien à dire.

Les descriptions de paysages sont rares chez les historiens anciens. Même dans la Germanie, où elles étaient plus à leur place, Tacite en a fort peu usé. Il remarque sans doute ce qui devait frapper un Italien perdu dans ces contrées, les bois sombres, les grandes marées, les brouillards épais, l’âpreté du climat, la tristesse des longues nuits et des jours obscurs ; mais l’impression qu’il en éprouve, il se contente de l’exprimer d’un trait, et passe. Là, comme ailleurs, il est surtout un admirable peintre d’hommes. Il a saisi d’un coup d’œil rapide et sûr les qualités maîtresses de cette race. Contrairement aux habitudes des gens du Midi qui se rapprochent et se groupent, le Germain aime à vivre isolé. Il n’habite pas dans des villes ; il ne veut pas que sa maison se serre contre celle du voisin et il laisse autour d’elle un espace vide ; il entend être tout à fait chez lui. En Grèce et à Rome, la communauté absorbe l’individu et lui fait la loi ; chez le Germain, l’individu reprend son importance. De là viennent ses meilleures qualités, le respect de soi, le goût de l’indépendance, le sentiment de l’honneur. Tacite a très bien compris aussi la religion des peuples germaniques ; quoiqu’il cède un peu trop à cette habitude de ses compatriotes de vouloir retrouver partout les dieux gréco-romains, il laisse bien voir que ce n’est pas une religion riante, une religion de fêtes, de chants et de danses, comme celle des Grecs ; elle est sérieuse et sombre, elle n’enferme pas ses dieux dans des temples, elle croit indigne de leur majesté de les représenter sous des formes humaines, elle leur consacre les bois, les forêts, « et les adore sans les voir dans ces mystérieuses solitudes. » Cette religion sans temples, sans