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faire, quand l’empereur était Vespasien ou Titus. Certes, le gouvernement de Vespasien n’était pas très libéral. Ce vieux soldat avait pris dans les armées l’habitude de l’ordre et de la discipline, il tenait à tout maintenir dans le devoir, et n’était pas d’humeur à laisser contester son autorité. Nous savons qu’il fit mourir Helvidius Priscus et qu’il chassa une première fois de Rome les philosophes, qui lui semblaient sans doute des discoureurs peu dangereux, mais incommodes. Ces rigueurs ont dû contrister Tacite, mais il avait le sentiment que l’empire, après tant d’agitations, avait besoin avant tout de la paix, et il savait gré au prince qui cherchait à la lui conserver, même par des mesures un peu rudes. Aussi a-t-il su le servir de grand cœur.

L’avènement de Domitien le mit à une plus rude épreuve. Les esprits perspicaces s’étaient toujours méfiés de ce jeune homme sauvage et solitaire avec son visage rouge et ses grands yeux morts. Quoiqu’il ait prononcé, au début de son règne, quelques-uns de ces grands mots d’humanité, qui font l’admiration des naïfs, ses mauvais instincts étaient connus. On savait que son père avait été sur le point de prendre contre lui des mesures rigoureuses, et qu’il avait causé à son frère les plus cruels déplaisirs. Aussi ne le vit-on arriver à l’empire qu’avec beaucoup d’inquiétude. Cependant, il sut d’abord se contenir. Pline le Jeune nous parle d’une époque « où il n’avait pas encore manifesté sa haine des honnêtes gens. » II croyait sans doute qu’il lui était plus honorable et plus sûr de paraître les protéger. C’est le moment où Pline a été questeur et tribun du peuple, et où Tacite a obtenu la préture. Je ne crois pas que Domitien fût alors beaucoup plus aimé, mais certainement il devait être moins haï. Plus tard, le souvenir de ces premiers temps, qui furent moins sombres que le reste, s’effaça, et le règne entier fut enveloppé dans la même malédiction. Tacite, dans l’Agricola, ne distingue plus entre ces quinze années de tyrannie : « Quinze ans, dit-il, grand espace de la vie humaine, pendant lequel, dans le silence et l’inaction, les jeunes gens sont arrivés à la vieillesse et les vieillards au terme de l’existence ! » Il y a là un peu d’exagération : Tacite n’est pas resté quinze ans muet et inactif ; il a rempli des fonctions publiques, il a dû prendre la parole dans le Sénat. En réalité, comme nous allons le voir, la période de terreur où les honnêtes gens se cachaient et se taisaient n’a duré que quatre ou cinq ans ;