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rois, obéis par tout un peuple, aussi longtemps qu’ils demeurent fidèles à leur vœu : ne pas s’enivrer, ne toucher ni à une bouteille de wisky ni à une femme. Le diable tente le plus vieux, sous la forme d’une belle fille indigène ; le roi du Kafiristan succombe, son peuple se révolte. — Ici, le symbole s’élargit, et toute l’histoire humaine y peut rentrer. Aussitôt le péché commis, nos deux sires perdent leurs trônes et leur paradis de l’Hindou-Kouch ; honteusement chassés, ils reviennent crever de misère dans les hôpitaux indiens. — Vingt fois, en lisant cette fiction, j’ai pensé au Robinson Crusoé, au vieux livre anglais dont je disais un jour ici qu’il expliquait toute l’expansion britannique. L’affirmation de la volonté anglaise et la plénitude du sens allégorique ne sont pas moindres, dans l’Homme qui voulut être roi. Mais cette fois Robinson n’a plus sa Bible, l’inséparable amie retrouvée après le naufrage dans la caisse du capitaine. Il ne la consulte plus sur les problèmes de conscience qui absorbaient les meilleures facultés de ces âmes réfléchies. L’homme habillé de peaux de chèvres a revêtu l’uniforme khaki ; sa religion, c’est l’impérialisme.

Rudyard Kipling l’aura propagé, autant et mieux que les armées de lord Roberts. Il a mis au service du rêve juif, du rêve aristocratique de Disraeli, le vieil esprit saxon des vikings, l’ivresse de l’aventure sur la mer, la volupté d’éprouver sa force dans une débauche d’action. Il a mobilisé des foules obscures, le peuple des étages inférieurs de Shakspeare, joyeuses commères de Windsor, compagnons de Falstaff qui emplissent les tavernes de leur tapage et de leurs grossières plaisanteries ; il s’est fait adorer d’eux en leur donnant une passion, en leur montrant un but, presque un idéal. Par eux, par lui, l’empire démocratique se fonde, irrésistible ; sa puissance grandit sur les océans, sur les continens. Il durera ce qu’ont duré les autres. Je ne sais ce qu’il laissera sur la face de la terre. Dans l’histoire littéraire, après les temps révolus, il n’en restera peut-être que le songe d’un Hébreu qui se souvenait, le souffle d’un poète qui observait et chantait.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.