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et très ancien, par d’autres côtés : renaissance du corsaire, du reître, du soldat de fortune qui promène insouciamment sur la terre une vie aventureuse et pillarde. Le recruteur littéraire de ces routiers n’est pas un exemplaire isolé, puisqu’il se fait déjà comprendre et goûter par une foule d’hommes qui vivent, qui sentent comme lui. Quel est donc leur idéal ? Aller, lutter, agir, non plus en beauté, mais en force. Kipling et ses héros donnent l’impression d’insulaires qui s’embarquent au hasard, avec leurs boîtes de croquet et de lawn-tennis, sans autre but que de pousser leurs billes ou de lancer leurs balles sur toutes les prairies du globe, d’y dépenser joyeusement l’énergie surabondante de leurs muscles, sans souci des existences qu’ils broient sur leur chemin. — Douze cents cadavres sont couchés dans la brousse du Soudan : « Je venais d’achever un grand croquis, et je me demandais quel effet il produirait... La vue de ce champ de carnage me fut très instructive. Cela ressemblait à une couche de hideux champignons vénéneux de toutes les couleurs. Je n’avais encore jamais embrassé d’un seul coup d’œil une telle masse d’êtres humains revenus au néant... Je compris alors que nous sommes tous, hommes ou femmes, des matériaux ou des outils, rien de plus... Ont-ils manqué à l’humanité, ces morts africains ? » — Quelques mots échangés entre Dick Heldar et ses amis les reporters militaires, dans la mansarde où ils devisent, à Londres, résument admirablement leur conception de la vie. Ils se penchent dans la nuit sur la cité géante, éclairée par des millions de feux : le panorama est grandiose. — « Bon endroit pour gagner de l’argent, mais fichue localité pour vivre, hein, Dick ? » — Pensif, Dick répondit : « Quelle belle ville à piller ! »

L’humanité mise en scène par Kipling est ingénument amorale. Veut-il la symboliser, fait-il un retour sur lui-même, quand il nous propose en exemple son cher Mowgli, le fils adoptif de la louve éduqué par les fauves de la jungle ? L’écrivain ne déguise pas la grossièreté, la brutalité de ces soudards, de ces matelots ; il s’y complaît, son verbe les reflète. On leur pardonne, on lui pardonne, en considération de leur bonne humeur, de ce perpétuel et magnifique jaillissement de vie. Exception faite pour la jolie figure de Maisie, dans la Lumière qui s’éteint, la femme est le plus souvent absente de cette œuvre ; quand elle y passe rapidement, c’est comme un accessoire ou un instrument de plaisir ; à la façon dont il y est parlé d’elle, on devine,