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de New-York à San-Francisco, des millions de lecteurs attendent impatiemment une nouvelle du jeune conteur, une de ces pièces de vers sibyllins où le poète chante la mission impériale de sa race et « le fardeau de l’homme blanc. » L’étranger goûte plus difficilement à ces fruits défendus, semble-t-il, par une haie de figuiers de Barbarie ; il est rebuté par les idiotismes et les aspérités d’une langue qui roule pêle-mêle tous les argots professionnels ou coloniaux, tous les emprunts faits aux dialectes hindoustanis. Le bonheur insolent de cet écrivain a voulu qu’il trouvât chez nous deux traducteurs émérites : MM. Louis Fabulet et Robert d’Humières accomplissent des tours de force sur sa prose, ils font passer dans leurs versions toute l’étrangeté, toute la sève bouillonnante de l’original. Ce même bonheur lui donna pour critique, avec Mme Th. Bentzon, M. André Chevrillon. J’ai dit que le volume des Études anglaises contenait une étude sur Rudyard Kipling : elle doit être définitive, comme tout ce qu’écrit M. Chevrillon sur de pareils sujets. Je n’en parlerai point, je me suis privé jusqu’à ce jour du plaisir de la lire : elle eût circonvenu ou découragé mon esprit, alors que je voulais rendre ici une impression reçue directement des œuvres elles-mêmes.

Il paraît, — des moniteurs officieux nous en préviennent, — qu’il faut bien se garder d’admirer en France Rudyard Kipling, et que c’est là une des pires erreurs du « snobisme, » comme ils disent. Nous avons subi tant d’injonctions semblables, que celle-ci a plutôt pour effet de piquer notre curiosité. Attachons-nous d’abord à démêler la valeur littéraire de Kipling, s’il en a une. Le favori du public anglais est-il un véritable artiste ? Ne serait-ce qu’un clairon dont les vibrations guerrières font frissonner les cœurs, indépendamment de toute jouissance d’art ? Cela pourrait être. Il n’en serait pas moins intéressant. Un historien de la poésie française devra donner plus d’attention à Vigny qu’à Béranger ; l’historien des mœurs et des idées populaires pourra négliger le grand poète des Destinées ; il fera une large place au chansonnier qui le renseigne sur les sentimens politiques de deux ou trois générations.

Impérialisme à part, je crois que la vision de la vie réelle et le pouvoir d’en communiquer l’émotion sont chez Kipling d’une qualité rare. On ne peut refuser la flexibilité à son talent, tour à tour fantasque comme un cauchemar et réaliste comme un procès-verbal. Je n’insisterai pas sur le Livre de la Jungle, sur ces