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L’un d’eux l’a devancé, suscité pour une bonne part ; l’autre l’exprime et le précipite. Très dissemblables par les goûts, les talens, les conceptions de la vie, le choix des milieux sociaux qu’ils dépeignent, ces deux écrivains se rencontrent dans le même sentiment : il rapproche seul Benjamin Disraeli et Rudyard Kipling.


I

Le parrain du titre impérial est mort depuis vingt ans. Sa popularité n’a pas décru. Il y a quelques jours, le 19 avril, cinquante mille Londoniens allaient porter des primevères à la statue de l’homme d’État. Les actes mémorables du vicomte Beaconsfield ont rejeté au second plan les livres du romancier Disraeli. Vieillis aujourd’hui comme les modes qu’ils décrivaient, ils firent pourtant la célébrité du futur ministre : traduits et lus avec curiosité sur le continent, ils furent commentés dans la Revue. Nos lecteurs âgés se souviennent de la belle étude de Challemel-Lacour, en 1870. En est-il encore qui pourraient se remémorer celle d’Eugène Forcade, en 1844 ? J’ai une excuse pour reprendre le sujet traité par mes habiles devanciers : les romans prophétiques de Disraeli, inséparables de ses actes, n’ont acquis toute leur signification qu’à la fin de la carrière qu’ils annonçaient. D’autres politiques écrivent après coup pour justifier leur conduite : . l’auteur de Coningsby écrivait pour dévoiler à l’avance, ses ambitions. Ce ne fut pas l’une des moindres singularités dans la vie du brillant aventurier.

Je ne sais si l’histoire littéraire accordera une haute place à ces fictions hâtives, faciles, accommodées aux circonstances du jour. L’histoire politique et sociale fera toujours grand cas d’une galerie de tableaux où se succèdent les personnages, les événemens, les idées qui ont agité l’Angleterre durant un demi-siècle. Les premiers écrits du jeune Disraeli ne furent que d’agréables divertissemens ; il y essayait sa verve satirique et mondaine. Mais après 1840, avec la série où il donna coup sur coup Coningsby, Sybil, Tancrède, nous voyons apparaître « la jeune Angleterre, » comme il l’appelait emphatiquement, ses programmes et ses hommes ; nous voyons surtout l’homme qui la crée dans son imagination, pour en faire une réalité sur laquelle il édifiera sa puissance politique.