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extrait de vêtement aussi diaphane que possible[1], » et le reçoivent de l’étranger, en gazes et mousselines d’Angleterre. L’ancienne industrie française, celle qui pourvoyait au luxe étoffé d’autrefois, languit et chôme.

Pourtant, depuis quelques jours, un curieux phénomène s’opère. Dans les rues de vieux commerce, rue des Bourbonnais, rue Boucher, des maisons à enseigne jadis réputée, des magasins de soierie, longtemps délaissés, retrouvent des cliens ; on fait queue à leur porte. C’est qu’une anecdote circule, portant avertissement de Bonaparte, et la mode, avant la politique, le reconnaît dictateur. On raconte qu’il se trouvait un soir au Luxembourg, en compagnie de Joséphine et d’autres dames exhibant une élégance par trop athénienne, lui faisait bourrer la cheminée, chauffer à force, à outrance ; on lui objecte qu’il va mettre le feu ; il ordonne de continuer, et se retournant : « Ne voyez-vous pas, dit-il, que ces dames sont nues ? » Le bruit que Bonaparte rappelle les modes à la décence avec l’arrière-pensée de raviver l’industrie nationale se répand dans les journaux ; démenti par quelques-uns, d’autres le confirment, « et aussitôt nos dames patriotes de commander robes, jupons, spencers, schalls, douillettes pour l’hiver, le tout de soie. »

Tout ce monde dîne à des heures diverses, entre quatre et six heures. Parmi les gens d’opulence relativement assise, il y n’a que des banquiers et négocians, quelques-uns étrangers, « dont la maison cosmopolite est une puissance[2], » pour essayer de reprendre les traditions d’hospitalité et les réceptions fastueuses d’autrefois, sans y réussir pleinement : « Je ne sais si un appartement orné, un dîner fin, des toilettes recherchées, des révérences et des calembours constituent effectivement la bonne compagnie[3]. » Les hommes dînent beaucoup au restaurant. Les brumairiens, c’est-à-dire les députés et fonctionnaires qui ont participé au coup d’Etat, pour ne pas perdre le contact, se réunissent fréquemment chez le restaurateur Rose ; là, ils édifient en imagination le gouvernement futur, distribuent des grâces, attirent, rallient, concourent à l’apaisement. Dans les temps qui ont précédé Brumaire, la division des esprits était telle qu’il était impossible de réunir à la même table un certain nombre de

  1. Archives de Chantilly, lettre citée.
  2. Lettres de Charles de Constant, 19.
  3. Ibid., 23.