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qui retardent l’heure de la paix universelle : intérêt dynastique, intérêt clérical, ignorance populaire, orgueil national. C’est au moment où Thiers et Gambetta travaillaient à balayer de la politique française les utopies nuageuses, que Charles Lemonnier, présenté à la démocratie française par M. Victor Poupin, apportait de la Suisse, dont il avait fait comme sa seconde patrie, l’idée d’une fédération européenne de républiques, homogènes, autonomes, entre lesquelles régnerait la paix.

On appelait à la rescousse de cette brochure, passablement romanesque, il est vrai, les charmes puissans du roman lui-même. Une femme de lettres, à qui l’on fait gloire, aujourd’hui, d’avoir été l’une des meilleures auxiliaires de la propagande républicaine, publia, en 1873, Chair à canon. C’est l’histoire d’un officier bavarois qui se fait Français pour servir la République universelle et régénérer la démocratie européenne, et d’une Française, sa fiancée, qui, sur son lit de mort, déchirant un testament par lequel elle léguait ses biens à la France pour faire fondre des canons, consacre sa fortune à la fondation d’écoles laïques en France, au développement du mouvement démocratique en Prusse, à la multiplication, par toute l’Europe, des comités de propagande démocratique internationale. On ne doute pas, en fermant le livre, que le prochain avènement des États-Unis d’Europe récompense une si intelligente générosité ; et ce parti pris de déshériter le ministère de la Guerre au profit du ministère de l’Instruction apparaît comme le symbole d’une vieille idée « républicaine, » que l’histoire antérieure fournissait à Mme Gagneur, et qu’avec l’aide des maîtres d’école l’histoire ultérieure fera s’épanouir ; nous la retrouverons en son temps, mais nous sommes encore, ne l’oublions point, au temps de Gambetta. Ce roman à thèse eut d’innombrables éditions ; les journaux avancés, les almanachs démocratiques, le découpaient ou l’exploitaient. Ainsi, dès 1872, sans aucune attaque personnelle contre Gambetta, dont sans cesse, au contraire, on arborait le nom comme un drapeau, s’insinuait, lentement, sourdement, non dans la nation, certes, mais parmi ces comités qui plus tard affecteront de représenter la nation, tout un flot de théories, tantôt surannées et tantôt prématurées, sous la poussée desquelles, peu à peu, la fortune même de Gambetta faillira sombrer.

Ces nouveautés ou ces vieilleries s’épanouissaient en toute