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yeux amateurs de pittoresque. Sur les places difformes, des bonnets de liberté apparaissent encore au bout de hampes déteintes, des arbres de liberté où pendent des loques tricolores ; à tous les coins de rue, des inscriptions remaniées ou tronquées, la suppression du mot de saint décapitant une quantité de noms ; parfois, dans un renfoncement ou une encoignure, un orateur de carrefour pérorant encore du haut d’une estrade en planches et de ce tréteau faisant une tribune ; le bas des maisons tout tapissé d’affiches, des murailles de papier ; la liberté de l’affichage illimitée ; les citoyens, les voisins s’injuriant sur les murs, en grossiers placards ; les affiches déshonorant les monumens et peinturlurant les fontaines ; sur la chaussée, peu d’équipages imposans et soignés, plus de carrosses à panneaux armoriés ; 1 162 fiacres ; rue du Mail, des voitures de place stationnant tout le jour, au mépris des ordonnances, et créant un encombrement continu ; 2 691 cabriolets, dont beaucoup sont conduits par des femmes, des cabriolets lancés à toute vitesse, filant d’un train fou, effarant, bousculant, écrasant les passans, et se faisant, malgré les réclamations des journaux, « instrument de mort ; » à pied, dans le tumulte des affairés et le trottinement des Parisiennes, toute sorte de figures incertaines et minables, rentiers sans rente, ouvriers sans ouvrage, employés sans salaire, suspects craignant toujours d’être suivis et jetant derrière eux un regard d’angoisse ; par contraste, des impudences de tenue et d’allure, une femme bien mise se troussant jusqu’aux genoux, « une jeune femme habillée en homme[1] ; » le heurt des modes anciennes et des modes nouvelles, des hommes à cheveux poudrés et à catogan, le tricorne sur les yeux, d’autres tondus, couvrant du feutre évasé leur coiffure à la Coriolan, des hommes à redingote et à pèlerine, à redingote bleue avec boutons blancs, à redingote couleur Isabelle, des gens en carmagnole ; des militaires, des défenseurs de la patrie courant après leur solde et portant haut tout de même leur plumet effiloché, beaucoup de jeunes gens revenus de la guerre éclopés, portant le bras en échappe ou se traînant sur des béquilles, et, dans cet extraordinaire pêle-mêle de types et de costumes, quelques ressouvenirs du grand carnaval gréco-romain qui pendant huit ans a traversé Paris : sur le Pont-Royal, par un temps affreux, « des élèves du

  1. Lettres de Charles de Constant, 32.