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amour, » car le réalisme russe ne méprise et surtout ne hait point la douleur ; il est en quelque sorte à base de sympathie et de tendresse. La foule, les enfans et les paysans, les petits, les simples et les pauvres, tous ceux que le maître aima pendant leur vie, il les aima, peut-être encore plus, mourans ou morts.

« Champs, bois et plaine s’allongent déserts. La rafale pleure, s’énerve. On dirait, là-bas, dans la nuit, des plaintes près d’une tombe. Oui, c’est cela… Dans la nuit, un pauvre homme. La mort l’étreint, le caresse ; elle l’entraîne avec elle si loin, en lui chantant une ronde : « Oh ! le pauvre vieux, pauvre vieux sans tête ! Il a bu en route, mais le vent, la neige virent, tournent, voltigent. Ils le chassent, le poussent loin de sa demeure. Ah ! pauvre vieux, si souffrant, si faible, viens, couche-toi, endors-toi. Viens ! pour te chauffer, voici la neige ; pour couvrir ton corps, voici la neige blanche. Fais-lui son lit, ô ma brise folle, et chante-lui, danse-lui, ô brise, un joli refrain qui rendorme ; vite,, un joli refrain qui l’endorme bien. O belle nuit, belle nuit sans lune, jette-lui en hâte, sur les reins, sur les épaules, sur les bras, sur les jambes, une neige blanche, une mante lourde. Dors, mon ami, dors en paix, sans crainte… Voici venir les beaux jours : sur les grands seigles et les blés le clair soleil flambe et les chants se répandent et redisent la joie[1]. »

Un mot de ce texte définit cette musique : c’est une ronde, mais une ronde de mort. Elle commence par une lente et large introduction, où peu à peu se forme la mélodie qui va s’en dégager peu à peu. Mélodie populaire, qui mêle à la plus affreuse tristesse je ne sais quelle cordialité rude. Comme le misérable qu’elle escorte, elle chemine avec peine, d’un pas inégal et lourd, que l’harmonie, les modulations, l’accompagnement, tout enfin retarde et aggrave encore. Tantôt des gamines furieuses sifflent et tourbillonnent en haut ; tantôt ce sont les basses qui s’acharnent et qui creusent. Elle chancelle alors, la pauvre chanson, elle tombe et meurt. Dans la musique enfin, comme dans la poésie, on sent que le printemps est revenu, que les blés mûrissent au soleil. Et dans la musique, dans la musique seule, quelque chose persiste : un souvenir, à peine un atome de douleur, qui suffit pour accuser l’indifférence de la nature, pour en troubler la paix et en corrompre la beauté.

  1. Le Trépak (la Mort et le Paysan) ; poésie du comte Golenitchef-Koutousof, traduction de M. Pierre d’Alheim.