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Pourquoi vous taire ainsi ? Criez : Vive le Tsar Dimitri Ivanovitch !

(Le peuple reste silencieux.)[1]


Cette fin pouvait être admirable en musique. Avec des élémens qu’il a du reste empruntés au drame même, Moussorgski s’en est fait une autre, moins discrète, mais plus conforme et plus favorable à son génie.

Sur la route, la foule hurlante pousse devant elle un boïar, un compagnon de Boris, qu’elle a fait prisonnier. On l’attache au pied d’un arbre ; on le bâillonne, on lui met en mains un sceptre dérisoire ; les danses et les chants forment autour de lui comme un cercle de haine et de fureur, et chacun, lui crachant une injure à la face, ploie le genou devant lui. Passe tout à coup une horde nouvelle : des gamins, traînant aussi leur victime, un iourodoviy, un idiot, qu’ils ont battu, dépouillé, et qui chante et pleure. Des moines maintenant ; ils chantent aussi : un chant sur Boris et ses crimes, sur la misère du peuple, sur le triomphe et la gloire du sauveur Dimitri. D’autres voix s’approchent : « Domine salvum fac regem Demetrium, regem omnis Russiæ. » Ce sont des moines encore, des jésuites, et la foule, excitée contre eux par les moines russes, se jette sur cette nouvelle proie. Alors éclatent des fanfares : à cheval, suivi de son cortège, Dimitri, l’usurpateur, paraît. Il parle, on l’acclame ; il sort, et tandis que derrière lui tout un peuple se rue à la servitude, l’idiot, resté seul, continue de chanter : « Coulez ! coulez, larmes d’angoisse ! Pleure, âme orthodoxe ! L’ennemi viendra et les ténèbres avec lui, noires, impénétrables ! Malheur, malheur sur la Russie ! Pleure, peuple russe, peuple affamé[2] ! »

Voilà le tableau le plus colossal que le maître russe ait jamais brossé. Je n’en connais un pareil ni dans l’histoire de la musique, ni dans la musique d’histoire. Et d’abord la sensation du nombre, ou plutôt de l’innombrable, est portée ici jusqu’au paroxysme. Elle nous étouffe et nous écrase. Auprès de la foule qu’anime et soulève Moussorgski, toute autre, si compacte et vivante qu’elle soit, paraît clairsemée et sans mouvement. La Conjuration du Rutli et la Bénédiction des poignards, la bagarre même des Maîtres Chanteurs, ne sont que des réunions restreintes, j’allais dire intimes, en comparaison de cette cohue, de cette

  1. Traduction de M. de Vogüé.
  2. Traduction de M. d’Alheim.