Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 2.djvu/877

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

surtout la notation du langage humain[1]. » Ainsi Moussorgski ne conçoit, n’organise pas plus le rythme que la mélodie en un système régulier et classique : il n’a d’autre ambition que de le conformer le plus étroitement possible à la réalité.

« Le vrai réaliste pardonne volontiers à la nature les troubles, les chagrins qu’elle nous cause, tant il lui a de reconnaissance d’avoir créé cette merveille qu’on appelle la vie[2]. » Le musicien russe ne nous épargne, lui non plus, ni les chagrins ni les troubles. Il soumet parfois à de rudes épreuves non seulement notre sensibilité, mais nos sens. A l’agrément, à la volupté de l’oreille il n’accorde ou du moins il ne sacrifie jamais rien. « La musique la plus sensuelle que je connaisse, » écrivait Stendhal de certaine musique italienne. C’est exactement le contraire qu’il faudrait dire de cette musique de Russie. Elle a des cruautés harmoniques sans pareilles. Je ne sais plus quel enfant de génie cherchait sur le piano les notes qui s’aiment. Ce barbare de génie contraint à s’unir, dussent-elles se déchirer entre elles, les notes mêmes qui se haïssent. En certains chœurs de Boris Godounof ; au second acte, dans la chanson à boire de Mizaïl et de Varlaam, les deux moines mendians et ivrognes, il y a plus que de la brutalité : presque de l’atrocité sonore. Voilà, pour les délicats et les idéalistes, « les troubles et les chagrins. » Mais voilà aussi « cette merveille qu’on appelle la vie, » et qui fait tout pardonner.

Moussorgski n’est guère symphoniste. Il n’a pas le génie de la combinaison et du développement. Sa polyphonie est assez élémentaire. Pas un de ses chœurs n’approche, pour la complexité, d’un finale comme ceux des Maîtres chanteurs. Plutôt que de diviser les voix, il les masse. Il recourt volontiers à l’unisson, qui lui fournit des effets d’une grande puissance ou d’une poésie étrange. Le jour où il a dit : « Ici commencent les mathématiques, » il a voulu désigner par le mot « ici, » l’endroit où dans une symphonie, pourtant assez peu serrée et rigoureuse, puisqu’elle est de Schumann, commence de paraître et d’agir le principe même de la symphonie : principe de logique abstraite et de déduction idéale, qui lui fut toujours indifférent, si ce n’est antipathique. Voilà pourquoi Moussorgski n’emprunte rien au leitmotiv de Wagner, lequel n’est qu’une application et parfois

  1. Cité par M. d’Alheim.
  2. Cherbuliez, loc. cit.