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Faut-il voir dans ce sonnet un écho des classiques invectives qui sont si fréquentes chez les satiriques anciens ? L’âme de Shakspeare se trouva-t-elle, à un moment donné, dans cet état d’antipathie violente contre la société de son temps ? J’incline à le croire, car je reconnais la veine misanthropique d’où sont sorties les rêveries de Jacques et les fureurs de Timon. Ce sonnet marque, dans la vie mentale de Shakspeare, l’heure anarchique, révolutionnaire, l’heure des utopies, celle où son imagination put se laisser séduire à des projets de conspiration.

Reste la question que j’ai soulevée la première et qui demeure après que toutes les autres ont reçu une solution plus ou moins satisfaisante. C’est le double roman de Shakspeare, l’histoire de cet amour et de cette amitié qui se développent parallèlement, puis se croisent et s’évanouissent dans leur rencontre. Quelle impression nous laisse une lecture indépendante et attentive des Sonnets sur la réalité de ce drame a trois personnages ?

Au premier abord, le héros nous semble irréel. Il possède toutes les perfections, mais nous n’en distinguons aucune en particulier. Il personnifie la Beauté, mais les traits dont cette Beauté se compose nous échappent. À la fois maître et maîtresse (master-mistress), il résume en lui l’homme et la femme. Or, l’être qui a deux sexes n’a point de sexe. Est-ce une abstraction ou un monstre ?

Par un procédé inverse, c’est-à-dire en prodiguant les détails précis, le poète nous fait douter un instant de l’existence de la dame brune. Il l’idéalise dans le mal, ou même dans le laid, comme il a idéalisé son ami dans la vertu et dans la beauté. De sonnet en sonnet, dans son analyse impitoyable, il lui retire un à un tous les moyens de séduction. D’abord elle s’est donnée à lui : c’est son premier tort, peut-être le plus grand aux yeux de l’amant. Le sonnet CXXIX exprime, avec une franchise et une puissance étranges, ce dégoût, voisin de la haine, qui suit, chez le mâle, le désir satisfait. D’ailleurs elle est banale ; elle s’est donnée et se donnera à d’autres :

Comment mon cœur tient-il pour son royaume unique
Ce qui du monde entier est la place publique ?

« Place publique » est dur. Le poète va plus loin. Il ne manque plus à cette femme que d’être vertueuse avec lui tandis qu’elle se prodigue à d’autres. D’abord, il nous a donné à