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ou les précédens, et il nous faut juger en elles-mêmes et sur leur valeur intrinsèque les interprétations modernes des Sonnets. Il en est une qui amuse fort M. Henry : c’est celle de M. Heraud, qui croit démontrer que Shakspeare s’est constamment inspiré de l’Ecclésiaste et qu’il a mis la Bible en sonnets. M. Henry rappelle, à ce propos, l’anecdote du P. Hardouin. On sait que, pour le P. Hardouin, les Odes d’Horace avaient été composées par des moines du XIIIe siècle et que Lalagé représentait la religion chrétienne. « Savez-vous, mon Père, lui disait-on, que ce ne sont pas les idées de tout le monde ? — Ah çà, mon ami, répondit le Père, croyez-vous que je me sois levé toute ma vie à trois heures du matin pour avoir les idées de tout le monde ? » M. Henry est, évidemment, d’avis que M. Heraud a dû se lever encore plus matin que le P. Hardouin, et j’incline à le croire avec lui. Pourtant est-ce si ridicule ? M. Furnivall, qui a été l’âme de la Shakspearian Society et l’un des maîtres reconnus de la critique shakspearienne, croit sentir dans les Sonnets cet accent douloureux et pénétrant qui fait des Psaumes de la Pénitence un des poèmes les plus beaux qui aient jamais été écrits : fascination du péché, exquise fatigue d’âme, poésie du repentir, volupté de l’humiliation et, dans l’abandon des autres amours, découverte d’un autre amour plus doux et plus grand. Mais il ne faut pas nous laisser aller sur cette pente : nous n’y trouverions que déception. Il y a longtemps que l’Eglise aurait revendiqué Shakspeare, si elle avait pu reconnaître en lui l’un des siens. Le doyen Plumtre, qui l’a soumis, à ce point de vue, à un minutieux examen, conclut que Shakspeare ignorait à peu près la Bible et qu’elle n’a eu nulle influence sur lui. Qu’on s’en afflige ou qu’on s’en réjouisse, ce vaste esprit qui s’est assimilé tant de choses et qui a si souvent deviné ce qu’il ne savait pas est demeuré absolument étranger au christianisme. Il ne faut pas s’en étonner : ce fut le premier effet de la Réforme en Angleterre de supprimer toute croyance. A part deux petites bandes, dont l’une regardait vers Borne et l’autre vers Genève, elle fut païenne, comme sa reine et comme son grand poète, pendant trois générations. Sauf quelques paroles vaguement respectueuses qui s’adressent, de loin, à des dogmes non formulés, l’œuvre de Shakspeare est athée, et, à ce point de vue, les Sonnets confirment les drames, de même que les drames, à l’occasion, éclairent les Sonnets.