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inégale qu’on ne serait porté à le croire d’après L’extrême humilité des formules. C’est à peine si aujourd’hui, après un siècle de philosophie et un siècle de démocratie, le grand seigneur et le grand artiste se rencontrent de plain-pied comme ils le faisaient en cette fin du XVIe siècle qui n’avait vraiment qu’un culte : celui des supériorités, mais des supériorités de tout genre : beauté, génie, rang ou courage.

Une vieille légende voulait que Shakspeare eût reçu de lord Southampton un don pécuniaire qui lui aurait permis de s’acheter un domaine dont il avait envie. Non seulement la légende n’a point été confirmée par les recherches modernes et ne repose sur aucun fait réel, mais elle est en contradiction absolue avec tout ce que nous savons de la situation financière de Shakspeare. Bien loin qu’il ait eu à solliciter les libéralités de lord Southampton, il me paraît que Shakspeare lui donna, à un moment critique, une preuve de sympathie et de dévouement qui aurait pu entraîner pour lui de sérieuses conséquences. Je veux parler de la conspiration d’Essex. Est-il vrai que le poète ait participé indirectement à ce complot ? Je souhaiterais, de tout mon cœur, que ce fait fût établi. Dans cette conjuration, dont la tragédie s’est emparée, mais sans en comprendre toute la portée, s’agitaient de nobles rêves d’émancipation et de progrès, de grandes idées qui dépassaient leur temps. Les moyens et les hommes furent d’une lamentable insuffisance et je conçois que ce complot fasse sourire les politiques ; mais il me plairait beaucoup que l’imagination de Shakspeare s’y fût laissé séduire. M. George Brandes pense que le misérable et piteux avortement de cette grande affaire, le lâche abandon où le peuple de Londres laissa son favori mit alors le comble au pessimisme de Shakspeare, causé par les déceptions de l’ami et de l’amant. De là ce dégoût, ce désenchantement qui caractérise les chefs-d’œuvre de l’âge mûr et qui varie de la fine mélancolie de Jacques à la misanthropie furieuse de Timon. M. Thomas Tyler. qui est d’accord sur tant de points avec M. Brandes, est, sur celui-ci, intraitable et ne veut à aucun prix admettre que Shakspeare ait conspiré avec Essex. Il prétend voir, au contraire, dans certain sonnet, qui est peut-être le plus obscur de tous, la preuve manifeste que Shakspeare avait horreur de cette conjuration et se réjouit de la punition infligée au chef et aux complices. Bien de plus vague et de moins décisif que cet argument. En revanche, M. Tyler n’explique pas