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étrangers à son propre cœur. Son génie avait servi de secrétaire à des amoureux, comme les écrivains publics du bon vieux temps. Tantôt il avait rédigé les missives d’un grand seigneur à son amie ; tantôt il avait libellé les répliques de l’amie au grand seigneur. D’où la différence des sexes. Ainsi s’expliquait l’énigme, ainsi tombait le scandale. Shakspeare était rendu blanc comme neige à la pieuse admiration des Anglais.

Cette théorie a un double défaut. Elle n’est appuyée d’aucun raisonnement sérieux et elle est démentie par tous les faits acquis au débat. A l’heure où M. Massey la produisit dans un massif volume (1862), une théorie absolument contraire faisait, depuis quarante ans, son chemin dans les esprits, gagnant chaque jour de nouvelles et précieuses adhésions. Le premier, Wordsworth, dans la fameuse préface des Ballades lyriques, avait émis l’idée que les Sonnets étaient une véritable autobiographie. « C’est là, disait-il, la clé qui ouvre le cœur de Shakspeare. » La métaphore a vieilli ; elle a cédé la place à d’autres qui ont vieilli à leur tour : mais le XIXe siècle est resté fidèle jusqu’au bout à ce goût particulier d’ouvrir les cœurs pour voir ce qu’ils contiennent. L’indiscrétion biographique demeurera un de ses caractères les plus notables. Dans celle curiosité de voir des âmes nues, tout n’est pas dévergondage mental ; il y entre l’instinct raisonné de colliger des matériaux pour la grande science en formation : la classification des idées et l’histoire naturelle de l’esprit. Je ne connais guère de problème plus intéressant que celui-ci : « à tant donné que l’existence de Shakspeare a été, suivant toute probabilité, une existence fort ordinaire, comment une œuvre extraordinaire est-elle sortie de là ? » Dira-t-on que nous sommes suffisamment édifiés sur la genèse des drames shakspeariens lorsqu’on a découvert le fragment de chronique italienne, la page de Holinshed ou de Plutarque qui lui a livré son canevas ? Non, on nous ne le dira pas, et, si on nous le disait, nous n’en croirions pas un mot. Ce qu’il a tiré des autres nous importe bien moins que ce qu’il a tiré de lui-même. Matthew Arnold a beau nous dire, dans un sonnet, d’ailleurs magnifique de forme, que Shakspeare est une cime qui monte dans le ciel plus haut que nos regards, outtopping knowledge, qu’il est et doit rester une énigme, je ne vois pas qu’il ait persuadé personne et ses confrères en poésie moins que personne. Après Wordsworth, Rossetti et Swinburne se sont prononcés