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vieux soldats mutilés, passa la revue des Invalides dans la cour de leur hôtel et s’enquit de leurs besoins. On sut aussi qu’il était allé au Muséum voir Daubenton malade, dont la longue existence achevait de s’éteindre. L’illustre naturaliste était « bien près de radoter[1], » mais l’attention parut un hommage très délicat rendu par Bonaparte à la science officielle. Et il faisait tout cela simplement, aisément, sans ombre d’ostentation, en vrai magistrat républicain. Il ne paraissait point dans les endroits publics et élégans, éloignait les ovations, se dérobait aux foules, comme s’il eût attendu, pour entrer en contact avec les Parisiens, que ceux-ci l’eussent jugé sur ses actes. Les journaux annonçaient que l’Opéra préparait une grande fête en son honneur, avec « ballets analogues aux circonstances ; » la fête n’eut pas lieu.

Toutes ses paroles étaient d’une convenance et d’une habileté parfaites, profondément calculées pour aller au cœur de ceux qu’elles voulaient atteindre. Il ne bronchait que dans les occasions où quelque autorité constituée venait le visiter en corps, où il devait recevoir une députation, répondre à une adresse, improviser une façon de discours ; alors, comme il n’était nullement orateur, une gêne insurmontable l’étreignait ; son débit devenait saccadé, balbutiant, pénible ; ses amis souffraient à l’écouter.

Les conversations intimes étaient au contraire son moyen de prise et de séduction. En particulier, il voyait beaucoup de monde. Il recevait le matin, retenait toujours à déjeuner quelques personnes ; après le travail avec les ministres, après la séance consulaire, après le travail de l’après-midi, avant celui de la nuit, il y avait chaque soir au Luxembourg réception très suivie, quoique dépourvue d’apparat. Joséphine avait vite fait de transformer l’appartement du triste Moulins et d’y mettre un peu d’elle-même ; sous ses doigts de fée, tout s’était embelli, métamorphosé ; tout avait pris un aspect d’élégance et de raffinement. Les femmes s’extasiaient devant « une magnifique table à thé, » devant une colonne à socle de marbre et à fût doré, supportant des fleurs rares ; elles disaient : « L’esthétique a certainement gagné au 18 brumaire[2]. » Bonaparte accaparait les hommes, et tous subissaient l’ascendant de cet être qui ne ressemblait à personne.

  1. Lettre de Necker à Mme de Staël, 1er janvier 1800. Archives de Coppet.
  2. Lettres de Mme Reinhard, 103.