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s’aperçut enfin que le succès des armes choannes n’était pas le résultat de quelque guet-apens heureux, mais l’aboutissement d’un travail interne d’affermissement, de progrès et de concentration nationale qui, commencé par Théodoros, avait été repris avec une égale vigueur, bien qu’avec plus de prudence, par Ménélik. Il n’est pas inutile de nous y arrêter nous-mêmes un instant. L’Abyssinie d’aujourd’hui n’est plus, à bien des points de vue, celle que Lejean, Rochet d’Héricourt et d’Abbadie ont décrite de si pittoresque façon.

Si l’organisation sociale de l’Ethiopie est demeurée féodale dans son principe, du moins une concentration générale de l’autorité s’est accomplie au profit du Roi des rois. L’ancienne monarchie avait laissé échapper de ses mains vieillies l’exercice réel du pouvoir : les « hatzé, » respectés comme des grands prêtres, vivaient à Gondar dans les ruines du palais bâti par les Portugais, plus occupés de littérature et de théologie que de gouvernement. A la place de ces descendans dégénérés des anciens rois, de véritables maires du palais (Tcheka) exerçaient une autorité singulièrement limitée par l’indépendance, à peu près complète, des grandes ramilles aristocratiques et l’autonomie presque absolue des provinces. Nous avons vu comment un chef de bandes, de très humble origine, nommé Kassai, parvint, après plusieurs années de guerre civile et d’anarchie sanglante, à établir son pouvoir sur toute l’Ethiopie et prit le nom de Théodoros II et la couronne des Négus. C’était une sorte de monarchie centralisée et absolue qui tentait de se substituer à la royauté féodale déchue, mais le nouveau souverain prit soin de l’attacher au lointain passé biblique l’origine de sa famille, et à la tradition son autorité révolutionnaire. Sans se lasser, depuis 1853 jusqu’à son tragique suicide de Magdala, ce Pierre le Grand éthiopien frappa, au nom du salut public, les fauteurs de désordre, et renversa brutalement les abus ; il s’attaqua sans fléchir aux chefs de l’aristocratie, fit rentrer dans le devoir les seigneurs indociles et les provinces émancipées, entra en lutte avec le haut clergé simoniaque et avec l’ « Abonna » lui-même. Dans les récits de Lejean, qui vécut longtemps auprès-de lui, Théodoros nous apparaît comme un homme d’action et d’énergie, infatigable en guerre comme en paix, avec « la pose, le geste, la voix de la royauté qui commande, » simple dans sa vie et dans son costume, mais soucieux de l’opinion et, comme un acteur, toujours préoccupé