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l’ait toléré, que les plus illustres souverains, — et le Grand Roi plus qu’aucun autre, — aient cherché son alliance et cultivé son amitié, c’est ce qui confond la pensée et dépasse l’imagination. Mieux que de longues dissertations, de tels spectacles font comprendre combien ce grand XVIIe siècle, si « galant » et si policé quand on le regarde à distance, était, dans la réalité, proche par certains côtés des mœurs brutales du moyen âge, quelle foncière rudesse d’âme se dissimulait trop souvent sous la pompe fleurie du langage et la grâce des belles révérences.

Il faut toutefois considérer que les faits qu’on va lire se passent sur l’autre rive du Rhin, dans une Allemagne à demi barbare, que l’Europe traite encore avec une sorte de dédain. Rien certes, à ce moment, ne pouvait faire prévoir l’essor de la race germanique, qui commence au siècle suivant et se poursuit depuis avec l’éclat dont nous sommes les témoins. Eparpillée en cent États rivaux, — mal rattachés entre eux par le lien relâché et presque illusoire de l’Empire, — l’Allemagne alors semblait frappée d’irrémédiable décadence. « Les Français d’un côté et les Suédois de l’autre, dit un observateur du temps, sans compter les querelles intestines des électeurs, ont tellement affaibli les Allemands que nous n’avons plus rien à craindre des serres de l’aigle, à peine assez puissante pour se soutenir elle-même et incapable d’attaquer ses voisins[1]. » L’état moral des peuples se sentait, suivant l’habitude, de cette ruine politique. La civilisation, surtout dans les provinces de la vallée du Rhin, semblait de plusieurs siècles en retard sur les nations latines. Du moins était-ce chez ces dernières une opinion accréditée : « Les Allemands, dit un voyageur, sont en général des gens rudes, mal polis, ignorans, pesans et flegmatiques… Voici comme on définit un Allemand : Un animal qui boit plus qu’il n’a soif, un tonneau qui contient plus qu’il ne paraît grand, et un homme qui entend plus qu’il n’en peut exprimer. » De ces défauts, le plus incontestable était l’ivrognerie, si répandue dans toutes les classes qu’il y fallait voir, disait-on, « le péché originel des Allemands, d’où il s’est propagé dans les autres pays. » Plus encore que les gens du peuple, les seigneurs et les princes faisaient profession d’être ivrognes et tiraient gloire de leur capacité. L’un d’eux, comte d’illustre maison, « avait coutume de faire boire

  1. L’Espion dans les cours des princes chrétiens.