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Cet homme vivait dans la montagne, près de Grenoble. Papetier, fils de papetier, instruit, imaginatif, ardent, il voyait, au-delà de son succès, non pas seulement la fortune, mais une sorte de révolution économique et un grand bienfait. Grenoble et le Dauphiné, autour de lui, lui fournissaient de nobles exemples. Dans la paix, l’énergie de la province se tourne vers les inventions pacifiques. C’est ici que Jouvin, par une heureuse modification dans le tannage, a donné une plus-value énorme à la peau des chèvres, filles de la montagne, développant ainsi, sur la terre natale, une industrie jusqu’ici sans rivale. C’est ici que Vicat, abordant, sous une face bien différente, le problème de la montagne, lui arracha les principes du ciment artificiel et reproduisit, sous la main de l’homme, les phénomènes de l’âge tertiaire qui ont créé la pierre à bâtir. C’était encore le problème de la montagne qui se posait devant l’ingénieur papetier, M. Bergès. Il l’a résolu ; et, maintenant, l’homme de la montagne fait comme celui de la plaine : il fait tourner son moulin. M. Bergès l’heureux et tenace initiateur de l’utilisation des hautes chutes, a été en même temps, si je ne me trompe, le poète qui a baptisé la nouvelle force industrielle : il l’a appelée d’un nom définitif : la Houille blanche.

Dans une courte note, publiée en 1889, à l’occasion de l’Exposition, le mot était employé et l’importance de la révolution économique qui déjà s’opérait est exprimée en quelques lignes : « La Houille blanche. De la houille blanche, dans tout cela, il n’y en a pas ; ce n’est évidemment qu’une métaphore. Mais j’ai voulu employer ce mot pour frapper l’imagination et signaler avec vivacité que les montagnes et les glaciers peuvent, étant exploités en forces motrices, être, pour leur région et pour l’Etat, des richesses aussi précieuses que la houille des profondeurs. L’utilisation du ruisseau de Lancey que j’ai commencée, il y a vingt ans, et que je poursuis sur une hauteur de 2 000 mètres, en est une preuve expérimentale. »

Cette idée de la mise en valeur des forces énormes et sans cesse renouvelées, que la montagne accumule, est si simple, elle sort si naturellement de la pratique antérieure du moulin à eau, qu’il faut expliquer pourquoi on a si longtemps tardé à la réaliser. En effet, dans l’innovation de M. Bergès, il n’y a pas, à proprement parler, invention. Ce n’est rien autre chose qu’une adaptation adroite et hardie de principes antérieurement connus