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amusé de surprendre, en présence de l’« enfant, » — sa fille Eudora, — l’étonnement de la jeune personne qui avait composé jadis un si beau mémoire sur la question de savoir : Comment l’éducation des femmes pourrait contribuer à rendre les hommes meilleurs. D. semble ici que toute sa pédagogie s’en aille à la dérive, et ses « principes » mêmes en sont fortement ébranlés.

« Ma petite est sur mes genoux, — écrit-elle à son mari le 18 novembre 1785. — Elle tient le sein deux heures de suite, en faisant de petits sommeils qu’elle interrompt pour sucer… Elle prend étonnamment, et elle en rend bien la moitié : j’en ai conclu que la fable d’Eve n’est pas si bête, et que la gourmandise était véritablement un péché originel. Vous autres, philosophes, qui n’y croyez guère, qui nous dites que tous les vices sont nés dans la société par le développement des passions qu’elle excite et par l’opposition des intérêts, apprenez-moi pourquoi cet enfant de six semaines, dont l’imagination ne peut rien dire encore, dont les sens paisibles et réglés ne doivent avoir d’autre maître que le besoin, passe déjà les bornes de celui-ci ? On nous peint l’homme dans l’état de nature, docile à ses impressions, mais uniquement guidé par elle, s’arrêtant constamment après le besoin satisfait ; et je vois mon petit nouveau-né prendre le lait avec l’avidité et l’excès de la gourmandise. »

C’est ainsi que l’observation corrige et rectifie les idées de l’élève d’Helvétius et de Rousseau. Elle continue de croire, et elle a raison, au « pouvoir de l’éducation : » elle ne croit plus comme autrefois, — Lettre A Sophie Cannet, du 1er août 1774, — « que les différences infinies qui se trouvent entre les hommes proviennent presque entièrement de l’éducation. » Et je crois bien qu’elle continue de croire « à la bonté de la nature, » mais elle a cependant quelques doutes ; et l’expérience qu’elle va faire du caractère naissant de sa fille ne les dissipera pas. Elle est extrêmement inquiète, quand elle cesse de lui donner le sein, de savoir si l’enfant ne va pas « s’attacher, plus qu’à sa mère, à la bonne qui lui donnera désormais à manger. » En revanche, deux ou trois ans plus tard, elle sera fière et tout heureuse, parmi son inquiétude, quand l’enfant, dans une maladie, repoussera tout le monde et n’acceptera de soins que de sa mère. « J’étais la seule qu’il accueillit, — il, c’est « l’enfant, » comme elle appelle souvent sa fille, — non pas avec des marques d’affection, mais comme s’il m’eût jugée la plus dévouée à son bien ; quand il s’ennuie de son lit, il lui faut mes bras ; pour le soigner en tout il veut que ce soit moi, mais il le veut avec empire, avec aigreur ; il se plaint sur le même ton si je ne fais pas à sa fantaisie, et pourtant, il ne