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crises tragiques où l’âme doit s’affranchir des contraintes du corps, lutter et se vaincre, faire pleinement usage de sa volonté. Cela aussi, Tourguéuef déjà l’avait remarqué. Il disait que les romans du comte Tolstoï « manquaient d’air, » qu’on s’y sentait étouffé, « faute de pouvoir respirer librement. » M. Mérejkowski estime que personne n’y « respire librement, » ni les lecteurs ni les héros eux-mêmes, parce que la vie qui s’y trouve recréée n’est qu’une « vie de chair et de sang, » une vie toute sensuelle, et où il ne saurait y avoir de place pour la liberté.


De cette longue analyse, — dont je crains de n’avoir pu donner qu’une idée bien incomplète, — M. Mérejkowski conclut d’abord que les grands romans du comte Tolstoï, au contraire de ceux de Dostoïewrski, représentent dans la littérature russe la partie « païenne » de l’esprit national. C’est là, du reste, une conclusion où j’imagine que le comte Tolstoï lui-même serait prêt à souscrire : car on sait qu’il a toujours proclamé la supériorité morale des romans de Dostoïewski sur ses propres romans, et que, dans son livre sur l’art, il a cité ces romans comme des modèles de « l’art véritable, » tandis qu’il condamnait ses propres romans comme « du faux art. » Mais M. Mérejkowski ne s’en tient pas là. Il reproche ensuite au comte Tolstoï d’avoir méconnu le caractère essentiel de son génie, qui aurait dû le porter à décrire et à exalter sans cesse plus exclusivement la conception sensuelle, « païenne », « nietzschéenne » de la vie. En d’autres termes il lui reproche de s’être converti à un christianisme qui, d’après lui, serait la négation même de ses instincts naturels. Il estime que le comte Tolstoï, au lieu de nous prêcher le renoncement et la résignation, aurait dû continuer à faire revivre devant nous cette fièvre de la chair, cette subtile et ardente sensibilité, que personne jamais n’a su comprendre ni exprimer aussi bien que lui. Et c’est dans cette conclusion, surtout, qu’apparaît clairement le grave dommage causé à la critique de M. Mérejkowski par les idées philosophiques qui, hors de tout propos, sont venues s’y mêler.

Seule, en effet, l’ardeur juvénile de son nietzschéisme peut lui avoir fait croire que l’épanouissement de la vie sensuelle ait de quoi satisfaire toujours une âme généreuse. Le paradoxe était bon à soutenir pour le pur « intellectuel » qu’était Frédéric Nietzsche, étranger par nature à la vie des sens. Mais, pour tout homme qui a vraiment l’instinct de cette vie, un jour vient où elle fatigue, où elle laisse apercevoir son insuffisance et sa vanité. Sans compter que, si personne n’a