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choisi les cadavres d’animaux et les immondices allant et venant avec la marée. La nuit, pendant que les bonzes psalmodiaient des prières, les parages du fleuve étaient illuminés au moyen de petites chandelles en cire fichées sur des troncs de bananiers qui flottaient comme des esquifs. De temps à autre, les soldats jetaient dans l’eau des poissons en carton-pâte, dorés ou peints, des cocos mûrs, également dorés, et une foule de menus objets désignés par les livres sacrés de l’Inde comme devant, paraît-il, purifier les eaux où devait se plonger l’héritier du trône. Ce baptême solennel eut lieu le deuxième jour des fêtes, en présence du roi, des princes, des hauts dignitaires, du corps diplomatique et consulaire et d’un immense concours de peuple. Le jeune prince était tout de blanc vêtu, comme autrefois les néophytes. Après les ablutions rituelles dans les eaux du Ménam, il fut placé sur un petit trône et là de nouveau abondamment ondoyé ; car, princes, dignitaires, mandarins de tous grades, ministres et consuls étrangers passèrent tour à tour devant lui en lui versant sur les épaules le contenu d’une conque marine. Cette épreuve, qui aurait pu avoir des conséquences fâcheuses sous un autre climat, fut admirablement supportée. Mais la mort le guettait et il s’éteignit quelques années après, en 1895, à l’âge de vingt ans. Il était logique de penser que son successeur serait son frère cadet, un autre fils de la première reine. Mais nous sommes en pays d’Orient et de bon plaisir. Des intrigues se formèrent autour du roi, très irrésolu de son naturel, et ce fut la seconde reine qui l’emporta. Son Mis fut désigné et la malheureuse première femme dut céder la place à sa sœur, qui reçut, bientôt après, le titre et le rang de reine principale. Le prince héritier n’a pas été élevé au Siam comme son prédécesseur, mais en Angleterre, et il s’y trouve encore.

Comme on le voit, la concorde ne régnait pas toujours dans le harem de Chulalongkorn ; et cela se conçoit, quand on songe au grand nombre de femmes qui briguent les faveurs royales. Je me suis laissé dire qu’il y avait plus de trois mille femmes au palais, maîtresses et servantes. Il n’y a point d’eunuques pour les garder ; cette charge est remplie par des matrones qui ont pour insignes des faisceaux formés de rotins. On les voit, ainsi armées, aux processions qui ont lieu souvent dans la cour d’honneur du palais, à l’occasion de la tonte du toupet d’un enfant royal. Parmi ces trois mille habitantes du palais, il n’y en